Depuis Rabelais et son Panurge au moins, la culture moderne
nous a appris à ne guère apprécier d’être traités de brebis. Cela ne nous rend
sans doute que difficilement accessible le texte d’évangile (Mc 6,30-34) de ce jour. Que Jésus
garde sa pitié ! Que nous fait qu’il soit ému de nous voir
comme des brebis sans berger alors que nous avons pour idéal d’être libres ?
Que nous fait son émoi si c’est pour nous vouloir brebis ou moutons ?
Le premier Testament (Jr 23,1-6) a largement conscience que
les pasteurs du troupeau sont des mercenaires qui profitent des brebis et leur
mangent la laine sur le dos. Alors Dieu lui-même se fait le pasteur de son
peuple. Je rassemblerai moi-même le
reste de mes brebis. Et le psaume de répondre : Le Seigneur est mon berger, je ne manque de
rien ; sur des prés d’herbe fraiche il me fait reposer.
Les bergers sont ici une métaphore désignant les responsables
politiques mais aussi religieux. Mais le pastorat du Seigneur est de nouveau
vite délégué : Je leur donnerai des
pasteurs qui les conduiront. […] Je donnerai à David un Germe juste : il
régnera en vrai roi, il agira avec intelligence, il exercera dans le pays le
droit et la justice.
David est le roi pasteur, et son successeur, Jésus, plus
encore. Que craindre donc ? Mais voilà, nous ne voulons plus de politiques
qui décident pour nous. Et une des graves crises de l’Eglise aujourd’hui réside
dans la crise d’autorité vis-à-vis des pasteurs. L’expression qui a perdu au
passage son sens métaphorique est devenue technique. On ne veut pas plus de l’autorité
des responsables ecclésiastiques. Ceux qui ne contestent pas l’autorité du Pape,
c’est souvent parce que, si éloignée, elle ne les gêne guère.
Mais eux aussi ont perdu le sens de l’autorité. Car comme
les autres, ils contestent l’autorité du curé, et même celle de l’évêque, dès
lors surtout qu’ils ne pensent pas comme lui. Regardez les lefebvristes. On ne
fait pas plus modernes. Qui oserait contester le Pape et les évêques comme ils
le font ? Faut-ils qu’ils soient bien modernes !
Laissons là la question des bergers. Est-il possible de
penser notre humanité perdue sous prétexte que le chemin ne serait pas tracé d’avance ?
S’estime-t-elle perdue notre humanité sous prétexte que plus personne ne décide
pour elle du chemin ? Que la route soit à inventer est justement ce qui la
motive, la tire vers l’avant, la fait progresser. Que la route ne soit pas
décidée est l’expression de sa dignité. Sans berger, nous ne sommes pas perdus.
Nous ne connaissons peut-être pas le terme. Mais cela ne signifie nul
égarement.
C’était plutôt la croyance en un sens établi, une vérité
valable toujours et partout, et pour tous, qui était l’erreur, l’errance. La
vérité aujourd’hui se décline aux milles reflets de ses possibles. Nous ne l’avons
pas davantage abandonnée que nous serions abandonnés et perdus. Nous voulons
lui être fidèles dans sa richesse.
Comment entendre, dans ce contexte, dans le contexte qui est
le nôtre, que l’on parle de pasteurs, que Jésus soit ému aux entrailles,
bouleversé, à voir les foules comme des brebis sans berger ? Ne fallait-il
pas mettre en évidence le changement de contexte pour se prémunir des
contre-sens ?
Connaissez-vous un pasteur qui soit brebis, mieux encore,
agneau ? Connaissez-vous un roi qui soit serviteur, mieux encore, esclave ?
Connaissez-vous un dieu qui soit homme, mieux encore, mort ignominieusement ?
Si un tel pasteur, roi ou dieu existait, il est à parier que personne n’y
croirait, que de suite on le remettrait sur son trône, que de suite, on lui offrirait
des sacrifices. Il faut un pasteur, un roi, un dieu qui refuse d’être tout cela
pour que nous soyons débarrassés, non pas de lui, mais de nos bassesses à le
charger de nos problèmes, à nous en faire de nouveau les esclaves. La superbe
parabole des arbres, aux livres des Juges (chap 9), doit être relue.
Il faut que dieu se retire, que dieu disparaisse. Et c’est
ce que nous vivons. Alors un tel pasteur qui ne risque pas de conduire des
brebis ou des moutons, libère le peuple. Car il est vrai aussi que notre
humanité est perdue. Mais non pas de n’avoir point de pasteur. Seulement d’user
du pouvoir pour humilier le faible et s’autodétruire.
Il faut un agneau qui se fasse tuer pour porter le péché du
monde. La liberté de l’homme et celle de Dieu, contre d’abord l’idée que l’homme
s’en fait lui-même, croissent en même proportion. L’homme n’est jamais aussi
libre que lorsqu’il s’abandonne au dieu qui a lui-même renoncé à sa divinité. Le Christ Jésus, qui était dans la condition
de Dieu, ne retient pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est
anéanti, prenant la condition de serviteur.
Seul un tel Dieu est effectivement pris aux entrailles
de nous voir nous perdre, non de n’avoir pas de berger, mais de nous tuer. Seul
un tel Dieu peut être pasteur parce qu’il est agneau, roi parce qu’il est
esclave.
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