Dans les
lignes qui suivent, je développe une réflexion en trois temps à propos de la
nouvelle évangélisation.
- 1. La
nouveauté de l’évangélisation concerne principalement le discours et l’attitude
du missionnaire (et non le message, sa forme, son contenu, ou le destinataire,
apte ou non à entendre, et selon quelles conditions).
- 2. La
nouvelle évangélisation est une impasse s’il s’agit de reconquérir du terrain
(c’est aussi difficile à penser qu’est inéluctable le destin de repli du
christianisme). Cela ne signifie pourtant ni la fin ni l’urgence de la mission.
- 3. La nouveauté de
l’évangélisation réside dans une lecture de l’évangile qui met en avant sa non
nécessité, autrement dit sa gratuité ou sa grâce. Elle exige la conversion du
missionnaire qui porte une vérité qu’aucun discours, et surtout pas le sien, ne
peut prétendre dire, sauf à reconnaître que ce discours est aussi vain que
nécessaire.
1. Le monde, l’évangile et le missionnaire.
Quand on parle de nouvelle évangélisation, on entend une
nécessité pour l’Eglise d’annoncer de nouveau l’évangile alors que presque
toutes les cultures l’ont entendu une première fois et que, notamment dans les
pays d’anciennes chrétientés, cet évangile semble abandonné par une proportion
toujours plus importante de la population, au point qu’une part importante des
générations les plus jeunes ignore tout de l’évangile.
L’évangélisation concerne autant le message que ceux qui le
transmettent et ceux qui le reçoivent. On résistera à réduire la nouvelle
évangélisation à la seule question du medium, comme si la communication ou le
marketing des missionnaires de l’évangile était l’enjeu principal de la
nouvelle évangélisation. En outre, que les méthodes catéchétiques soient
toujours à renouveler ne signifie pas que l’évangile soit un produit ni que
l’évangélisation soit une question de communication réclamant des opérations de
communication. et encore moins se réduise à une campagne de pub. La
transmission de l’évangile est affaire de témoignage (non au sens d’une
tyrannie de l’émotionnel, mais au sens de la martyria néotestamentaire : C’est
Jésus le témoin fidèle).
La charité demeure la pédagogie de l’évangile. Ceux qui
arrêtent aujourd’hui ceux à qui nous souhaiterions annoncer l’évangile et les
intéressent, sont (ou passent pour) les champions de la charité, Abbé Pierre,
Sr Emmanuelle, Mère Teresa par exemple. La figure du pasteur, ou celle du
moine, sont souvent excentriques quand elles ne sont pas discréditées
(pédophilie) ; quant à celle du docteur, elle est totalement ignorée, au
sein même de l’Eglise, et déjà Thomas convenait que tout cela n’est que paille,
non que l’intelligence de la foi soit inutile voire secondaire, mais que seule la charité jamais ne passera. Radicalement,
la charité est évangélisation et non pas seulement préparation évangélique ou
conséquence éthique de la foi ou de la liturgie. L’annonce de l’évangile est
libération intégrale, de tout l’homme et de tous les hommes. Œuvrer à cette
libération est annonce du Royaume – ce que l’on appelle
évangélisation ! ‑, explicite ou non, connue ou non, selon la
parabole de Matthieu 25.
On peut, et même l’on doit, s’interroger sur les
destinataires de l’évangile, sur leurs mentalités et idéologies, leurs codes de
valeurs, leur sens de la réussite de la vie. Mais l’on se souviendra que celui
qui porte l’évangile est lui aussi un destinataire de cet évangile, qui
appartient la plupart du temps au même univers culturel que ceux auxquels il
s’adresse de sorte que l’attention portée à la situation de l’interlocuteur est
moins découverte d’un monde en vue d’une inculturation que prise de distance
critique de celui qui porte l’évangile par rapport à sa propre culture et
idéologie.
En outre, l’évangélisateur est lui-même évangélisé dans
l’évangélisation. Il n’y a pas celui qui apporte l’évangile et celui qui le
reçoit. Ce schéma simpliste est trompeur et conduit sur de mauvaises pistes. Si
l’Eglise se fait conversation, dialogue[1],
il n’y a pas d’un côté celui qui connaît la vérité et de l’autre celui qui
l’ignore. Si l’on parle de dialogue, et non de questions pédagogiques ‑ comme
dit péjorativement Gadamer[2] ‑
les deux parties entendent l’évangile lorsque l’une l’annonce. (On se réfèrera
à l’expérience de tant de catéchistes, chefs scouts, prêtres aussi et bien
d’autres, qui ont été évangélisés dans la mission.) Il n’y a pas d’abord,
contrairement à ce que l’on croit de façon obvie, à se former pour parler
ensuite. Le messager de la bonne nouvelle, pour compétent qu’il doive être,
apprend l’évangile dans l’annonce.
Lorsque les séminaires, constatant la baisse de connaissance
de la vie de l’Eglise de ceux qu’ils accueillent, veulent d’abord les informer
dogmatiquement et les former spirituellement, avant que de les envoyer en
mission, ils ne peuvent que fabriquer des canards boiteux qui seront gravement
handicapé dans l’action pastorale et la collaboration avec les laïcs et les
partenaires non ecclésiaux. C’est la mission qui forme, ainsi qu’on le voit
dans les écrits apostoliques, ou alors le missionnaire est pour le moins
déformé voire rendu inapte. C’est le manque de confiance dans les communautés
locales et les agents pastoraux qui fait qu’on leur a grandement retiré la
responsabilité de la formation des futurs prêtres, lesquels arrivent souvent
avec l’autorité qu’ils croient avoir reçu de l’imposition des mains dans des
communautés auxquels ils prétendre apprendre ce qu’est la vie chrétienne,
laquelle ils ne connaissent parfois que depuis quelques années seulement,
contrairement à ces communautés.
Les circonstances qui rendent nécessaire la nouvelle
évangélisation apparaissent comme une déchristianisation des chrétientés
historiques ; j’y reviendrai plus bas. Ainsi, à en croire le Cardinal Wuerl,
rapporteur général du synode romain sur la nouvelle évangélisation, il s’agit
d’arrêter le « tsunami de la sécularisation », d’en renverser le
mouvement. Plutôt que de critiquer ce monde ou l’action pastorale indigente des
années de l’après concile, il faut plutôt s’interroger sur l’action
missionnaire d’aujourd’hui, remettre en cause l’évangélisateur. Il se pourrait
que sans véritable critique de la mission et du missionnaire, on ne puisse que rater
ce que l’on vise ; il se pourrait que l’évangélisation trouve sa nouveauté
dans une conception nouvelle de l’action du missionnaire.
On pourrait ajouter que cette conversion du missionnaire
rentre dans le cadre d’une réévaluation de la superbe occidentale. Se draper
dans les droits de l’homme et se targuer d’en être les défenseurs ne peut pas être
acceptable pour les sociétés qui s’estiment méprisées, et aussi justifiés que
soient ces droits, de la part d’une civilisation qui les a tant bafoués, qui
les bafoue encore au profit de ses intérêts et malgré son discours. La
colonisation continue de nos jours même si elle n’est plus affaire d’occupation
de pays, encore que l’achat des terres cultivables en soit une forme. Quant à l’Eglise
qui a sans doute de quoi se dire « experte en humanité », elle n’est
peut-être pas bien mieux placée pour faire la leçon.
L’humanisme de la théologie comme celui de l’athéisme
occidental – c’est le même ‑ est contredit par l’attitude des
sociétés occidentales et de l’Eglise jusque dans l’histoire récente. Plus
encore, la critique heideggerienne de l’humanisme oblige à s’interroger. L’Occident
et l’Eglise, peut-être y compris celle de Vatican II, se trompent quant à leur
propre génie qui réside dans la capacité infinie de la critique, destitution
des idoles de toute forme, et non dans cet humanisme, exaltation de l’homme,
sous entendu du modèle occidental d’humanité. La technique et la science, la
finance et les marchés, tout ce qui est efficace, sont les nouveaux dieux au
nom desquels le soit disant progrès de l’humanité mène à l’oppression d’un
nombre toujours plus grand d’humains. La logique de la réussite, que l’on
retrouve même dans le discours de la prédication, ‑ « comment réussir
sa vie ? » – ne donne aucune chance à celui dont l’avenir ne
pourra jamais être une réussite. La réussite, ainsi qu’on en parle à nos
enfants en Occident, et pas seulement dans les Grandes écoles, plus de la
moitié de la planète n’y aura jamais accès au moins dans les cinquante ans qui
viennent. Sans parler de l’inanité évangélique de la réussite : qui veut sauver sa vie la perdra.
La nouvelle évangélisation, comme un nouveau positionnement
de l’Occident, passe par un éloge de la faillibilité humaine, qui pour n’être
pas laxisme, doit être une expression réelle d’humilité. La finitude humaine
est ouverture de l’homme qui interdit de voir en un quelconque humanisme un
destin possible pour l’homme. La finitude humaine exige plus que l’humain[3].
L’orgueil occidental, et ecclésial, sont fous et la source ou du moins le
catalyseur de bien des tensions, qui
nourrit le choc des civilisations. Or la folie de Dieu est plus sage que la
sagesse humaine (1 Co 1). Cette folie est le chemin de l’Eglise, à condition que
l’Eglise ne prétende pas s’arroger la folie divin ‑ ce qui est impossible,
voire blasphématoire ‑, et qu’elle entende dans le propos paulinien la
condamnation de sa propre sagesse et pas seulement celle du monde. Les
promesses de Dieu à l’Eglise ne confèrent pas à cette dernière la vérité de
Dieu, mais seulement, d’être l’espace, un « espace offert par le Christ
dans l’histoire afin que nous puissions le rencontrer, parce qu’il lui a confié
sa Parole, le Baptême qui nous rend fils de Dieu, son Corps et son Sang, la
grâce du pardon du péché dans le sacrement de la Réconciliation surtout,
l’expérience d’une communion qui est le reflet du mystère même de la Sainte
Trinité, la force de l’Esprit qui suscite la charité envers tous. »[4]
2. Le retrait inexorable de l’évangile
Il est assez difficile d’entendre parler de nouvelle
évangélisation sans que cela ne signifie une manière de reconquête, disais-je. Déjà
l’Action catholique parlait de « refaire chrétiens nos frères ». La
chrétienté, mythe sans doute plus que réalité, n’a pas fini de fasciner
l’Eglise. Et cependant, celui qui se hasarde à contester le désir d’agréger du
monde à l’Eglise, à le déclarer vain, se fait quasi systématiquement traiter de
tenant d’une « théologie de l’échec ». Relisons ce qu’il y a plus de
25 ans le futur Cardinal Kasper écrivait :
« Partout l’Eglise est devenue plus ou moins une Eglise
dans la diaspora du monde moderne, et cette diaspora, qui est la situation
ordinaire de l’Eglise […] elle doit l’accepter dans l’obéissance comme le
moment historique que le Seigneur a disposé pour elle. En un certain sens,
cette situation est même plus conforme à ce qu’est l’Eglise que celle où Eglise
et société se recouvrent. Dans cette perspective, le Moyen Age représente
davantage l’exception que la norme et la règle. »[5]
Le but de la nouvelle évangélisation ne peut consister à
redresser les courbes démographiques. Il faut même dire que ne doit pas nous
importer le nombre de ceux qui se reconnaissent membres de l’Eglise[6].
La recension du peuple est un péché, défi lancé à Dieu. Sans compter que
« beaucoup qui paraissent dehors sont dedans et beaucoup qui paraissent
dedans sont dehors »[7]
Est-ce à dire que nous n’aurions pas à annoncer
l’évangile ? Assurément non. Nous devons définir l’objectif de la nouvelle
évangélisation autrement qu’en termes de positions à tenir ou à reconquérir, quelles
que soient les conséquences pour l’organisation concrètes de la pastorale. Nous
devons aussi refuser ce que l’on pourrait appeler une conception juive de
l’Eglise, comme si la mission n’était pas une exigence. A la différence de la
Synagogue dont la seule existence est bénédiction pour les Nations et
indication voire dénonciation du Saint, béni soit-il, la mission est la
vocation de l’Eglise parce que la mission est l’être du Fils et de l’Esprit, les deux mains du Père, qui agissent dans
l’Eglise notamment. Se contenter de demeurer entre nous c’est inévitablement
pour l’Eglise prendre le chemin de la secte. L’Eglise doit chercher le Royaume et sa justice. Le travail est immense et il
semble que depuis toujours, les ouvriers soient peut nombreux (les ouvriers
dans le texte évangélique ne sont pas les ministres mais les disciples !).
Nous avons reçu la mission de faire entendre à la terre entière le seul nom par
lequel nous puissions être sauvés, ce qui signifie en priorité, si l’on en
croit Mt 25, nous engager pour le respect effectif de tout homme. Oui, il
manque des ouvriers !
De toute façon, il ne nous sera pas possible de reconstruire
la chrétienté ; Jésus n’a visiblement pas souhaiter de royauté
théologico-politique. En rendant à César ce qui lui revient et à Dieu
pareillement, la coïncidence de la société avec l’Eglise – ce que l’on
appelle chrétienté ‑ pourrait dès l’origine avoir été déclarée non évangélique.
Il importe seulement de savoir toujours faire entendre la bonne nouvelle de
sorte que, comme à Athènes (Cf. Ac 17), quelques uns deviennent à leur tour,
sur l’agora du monde, disciples de Jésus. Quand nous cédons aux sirènes du
chiffre et à la peur du monde sécularisé nous ne parvenons qu’à entraîner
l’Eglise vers la secte, en en faisant un clan, ceux qui pensent de la même
façon, ceux qui sont du même milieu. On ne peut que déplorer le rétrécissement
du sociogramme ecclésial. Si l’Eglise a perdu le monde ouvrier il y a
longtemps, elle ne semble aujourd’hui en Occident rassembler de plus en plus
exclusivement que parmi les milieux de droite, favorisés économiquement et à
fort besoin identitaire.[8]
Ces milieux sont évidemment comme les autres les bienheureux invités au festin
des noces. Mais c’est dans leur culture de gouverner et ils risquent de ne le
faire qu’à leur profit, y compris dans l’Eglise, ainsi qu’ils le font dans le
monde. Que nombre des ecclésiastiques proviennent de ces milieux ne fait que
rendre plus indispensable l’exigence de la conversion.
On pourrait aller jusqu’à penser que c’est la logique même
de l’évangile qui le conduit à se retirer du monde et que partant, l’Eglise qui
ne saurait être au-dessus de son maître, à moins de le trahir ‑ ce qui
n’est pas inimaginable et que la légende du Grand inquisiteur explicite ‑
ne peut qu’elle aussi diminuer, connaître un mouvement de retrait. La
sécularisation serait alors non pas l’ennemie du l’Eglise, mais l’expression de
sa vocation.
Jean-Luc Nancy lie le destin du christianisme à celui de
l’Occident. Il faudrait s’entendre sur les termes[9].
Peu nous chaut en effet le « christianisme » et je préfère parler
d’évangile. Hervé Legrand propose même une sortie de l’Eglise du christianisme
ou du catholicisme, précisément solidaires d’un mode d’être de l’Eglise dans la
société que nous ne saurions encore désirer[10].
Quant à l’Occident, il ne désigne pas tant la vieille Europe et ses extensions
outre Atlantique et en Australie que le type de civilisation, présent partout
sur le globe, d’une rentabilité via la technique et la force de la critique.
On reconnaît chez Nancy le destin de la fin de la
métaphysique selon Heidegger. La déconstruction du christianisme dont il parle n’est
évidement pas une destruction comme Zerstörung
‑ elle se dit d’ailleurs en outre Abbau –
ni un moment qui précèderait une reconstruction. La pensée occidentale en
poussant son propre génie, celui de la critique, sans limite, revient à une
pensée du fragment, comme les anciens Grecs, au minimum méfiance vis-à-vis des
grandes synthèses et des prétentions au sens. Le sens n’est pas évacué, mais il
est contesté comme discours totalisant, il est même exclut que ce discours totalisant
puisse être sensé[11].
Le discours est vain sauf à ce qu’il reconnaisse sa propre vanité, sauf à la
confesser. Le livre de Job ou de l’Ecclésiaste, sans être canon dans le canon,
jouent un rôle clef dans la lecture des Ecritures.
« La pensée qui vient, alors, avec la déclosion, est
une pensée extrême, fidèle à rien d’autre que l’inaccessibilité du sens, qui
est pourtant la condition paradoxale d’accès au sens ‑ et pour cette
raison, une pensée exposée à tous les cris, les douleurs et les joies du monde.
Une pensée qui enlève et qui fait de l’espace ; une pensée qui se retire
sans pourtant être une pensée du renoncement ou du sacrifice. Une pensée qui
désire et qui cherche ? Oui, je le dirai, une pensée d’amour. »[12]
Les pays non occidentaux sont également pris dans le
mouvement de retrait du christianisme. Ce n’est pas une affaire géographique.
Chaque fois que la critique est en route (et la technique, la communication, le
pluralisme lui servent souvent de substitut) la culture traditionnelle, les
civilisations premières sont contestées et reculent. Que l’on n’imagine pas un
salut pour l’Eglise ou l’évangile par les pays du Sud. Si désormais ils
constituent la plus grande partie du catholicisme, ils n’en sont pas moins
inéluctablement marqués par ce retrait destinal de l’évangile, sans parler de
leur propre défis, au combien insurmontables, du moins jusqu’à présent, qui les
gangrènent et dont les moindres ne sont pas la corruption et les sectes.
3. Un évangile qui ne sert à rien
L’évangile ne peut que reculer. Non qu’il ne convertirait
plus personne, mais que plus jamais, sans le recours à l’idéologie de la
chrétienté, il ne pourra être majoritaire. Il a passé comme la métaphysique le
point de basculement où conduit la critique qu’il hérite de la Grèce autant que
du judaïsme (critique de l’idolâtrie sous toutes ses formes, depuis l’interdit
de l’image jusqu’à celui du fondamentalisme disqualifié par la pluralité des
sens de l’Ecriture).
Taraudée depuis toujours par l’impossibilité, qui est
évangélique, l’Eglise doit saisir combien tout discours, même le plus orthodoxe,
est vain voire mensonge dès lors qu’on ne le donne ou ne le reçoit pas dans son
impossibilité à dire. Le nom de Dieu demeure imprononçable. Pour les hommes, c’est impossible. Et
Jésus qui ouvre des possibles ne fait pourtant pas que l’on échappe à l’humaine
condition, au contraire, il l’assume. Il affirme par sa vie qu’il est sensé de
dire « Dieu », mais il n’en rend pas pour autant le discours sur Dieu
possible. Le discours sur Dieu est folie, il est logos de la croix (Cf. encore
1 Co 1). Pour parler de Dieu, Jésus semble n’avoir que la charité salvifique,
les paraboles, proverbes et apophtegmes, macharismes – pensées du
fragment ‑, et le don de lui-même jusqu’au bout.
Cela ne rend pas vain toute nomination, mais la marque d’une
blessure, d’une claudication dont l’occultation est le vice radical, le péché
originel, dont la reconnaissance est le contexte de l’évangélisation désormais.
Jamais ce n’est cela ce dont il s’agit et que pourtant j’essaie de prononcer
par la charité, par l’intelligence, par le silence de la contemplation.
La pensée de Nancy a rompu avec le christianisme tout en
n’en ayant jamais fini avec lui. On n’en finit jamais avec l’évangile s’il est
notre destin autant que son destin est de se retirer. Mais de même que l’on
pense avec Platon ou Aristote, qui ne connurent pas l’évangile, l’on peut
penser avec Nancy. Il se pourrait que son itinéraire nous conduise dans la
proximité de ceux de Stanislas Breton, en particulier dans Le Verbe et la Croix, et de Michel de Certeau, en particulier dans La Faiblesse de croire et La Fable mystique[13].
Que la pensée de Nancy soit mystique ou non[14],
il faudrait s’entendre sur les termes. Mais si Rahner dit vrai en pensant que
le chrétien est mystique ou n’est pas, que la mystique n’est désormais pas
réservée à quelques uns, mais devient le mode de la vie évangélique, alors, il
y a aussi des chemins chez Nancy. Nous vivons de Dieu sous l’espèce du manque.
Le sacrement de sa présence lui-même, en étant précisément sacrement, dit qu’il
n’est pas ce dont il est signe, ou plus exactement, qu’il l’est bien qu’à
condition d’être et de demeurer signe, de reconnaître qu’il n’est présence que
parce qu’il y a absence.
L’institution ecclésiale dans ce contexte ne peut que tenir
un discours qui invite à se déprendre de l’institution, non pour saper son
autorité mais pour cesser de duper, ou duper le moins possible. Elle doit
annoncer son propre retrait et se retirer derrière celui qu’elle annonce sans
savoir vraiment mieux que les autres en parler. Le retrait de l’Eglise est sa
chance : qui perdra sa vie à cause
de moi et de l’évangile la sauvera (Mc 8, 35).
Comme toujours l’attitude de Jésus doit être notre guide si
la mission de l’Eglise n’est autre que la poursuite de la sienne. Les évangiles
racontent et Paul interprète la mission en termes de salut, qu’il faut entendre
peut-être comme l’entendaient nombre des interlocuteurs, comme un sauvetage. Le
« Ta foi t’a sauvé » est toujours non-thématique. Comment ferons-nous
entendre l’évangile comme une bonne nouvelle, comment ferons-nous entendre
l’évangile comme ce qui donne, rend, restaure la vie, hic et nunc ? Puisque nous ne pouvons plus compter sur des
guérisons et des miracles, que signifie cette vie restaurée ? Si les
missionnaires de l’évangile savaient un peu répondre à cette question, sans
doute cela se faciliterait-il grandement la tâche.
L’attitude de Jésus n’a pas d’autres objectifs que cette vie
restaurée, cette lutte au corps à corps contre le mal. Finalement, s’il nous
apprend quelque chose de Dieu, cela n’apparaît pas comme son objectif. Il n’est
pas venu pour annoncer l’évangile ni même pour annoncer le Père et son amour,
mais pour que les hommes aient la vie et
qu’ils l’aient en abondance (Jn 10,10)
Certes cela n’est pas contradictoire. Mais il faut remettre les choses à
leur place et hiérarchiser les vérités de la foi. Importe la vie des hommes,
qui est la gloire de Dieu, ainsi qu’Irénée de Lyon l’a si admirablement
compris. La gloire de Dieu, c’est l’homme
vivant.[15]
Nous sommes conduits à dire la grâce, c’est-à-dire la
gratuité. Il faut dire qu’il ne sert à rien de croire en Dieu. Et de fait,
autour de nous l’on vit très bien sans Dieu, et nous aussi. Quand le discours
de l’Eglise se lamente du manque de repères, de la perte du sens, de la vie
errante, il entend parfois le cri des perdus et malheureux. Mais lorsqu’il lie
perte du sens et effacement de Dieu, qu’il prétend qu’une redécouverte de Dieu
guérira les blessures, il trompe. D’une part, nombre de ceux qui ne partagent
pas la foi ne sont pas les malheureux et les paumés. D’autre part, on peut être
paumé de ne pas savoir vivre sans boussole, mais lorsqu’il n’y a plus de nord,
ce n’est pas à distribuer des boussoles qu’on aidera les gens, c’est en
apprenant à marcher autrement.
Dire la gratuité de Dieu c’est dire que l’évangile ne sert à
rien, parce que justement il est grâce, ce qui advient dans la gratuité, dans
l’excès, le surplus, pour la vie en abondance. Dire que l’évangile ne sert à
rien c’est refuser son instrumentalisation, jadis au service d’une morale ou d’un
ordre social, aujourd’hui, entrant dans la logique de l’utile, au service de l’épanouissement
ou du développement personnel. Dire que l’évangile ne sert à rien ne signifie
évidemment pas qu’il est à jeter à la poubelle, mais bien au contraire. Il est comme
l’œuvre d’art qui ouvre un monde et une proposition de vie. Il est comme l’amour,
sans pourquoi. Plus que tout cela, il porte ce qui justifie toutes choses et
qui ne saurait donc être justifié par aucunes.
L'évangile n'est ni nécessaire ni optionnel, il est plus que
nécessaire, si l'on veut parler comme E. Jüngel[16].
Rien de neuf à parler ainsi. Le vieil Aristote, s’il avait
été chrétien, n’aurait pas aimé que l’on instrumentalise l’évangile (il sert
à). Si l’évangile est fin et non moyen, alors il ne sert à rien. Mais c’est une
nouveauté parce que cela ôte à l’Eglise la contrainte voire la coercition. Rien
ne rend la lecture et la suite de l’évangile utile. Les implications sont
grandes sur la vanité ecclésiale, ce qu’exige son humilité. Non seulement elle
a été aussi tirée de l’humus comme l’humanité dont elle reçoit sa chair, mais
encore, son péché, la pédophilie des clercs, le recours à la violence et la
confiscation de la vérité, n’atteindront pas totalement sa crédibilité qu’à
recourir à l’humilité. C’est peut-être cela la nouvelle évangélisation.
[1] « L'Eglise
doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Eglise se fait
parole ; l’Eglise se fait message ; l’Eglise se fait conversation. » Paul VI, Ecclesiam Suam, ch III § 67 (1964)
[2] H. G. Gadamer,
La philosophie herméneutique (1993),
PUF, Paris 1996 : « La piété du questionnement a ceci de particulier
qu’on ne peut s’interroger que sur quelque chose qu’on ne sait pas soi-même. La
question soi-disant pédagogique ou la question d’examen est une imitation
pitoyable. Nous tous qui avons passé ou fait passer des examens le savons bien.
Dans le cas d’un examen, on ne sait jamais vraiment avec certitude qui l’a
réussi, le candidat ou l’examinateur. En philosophie, un examen responsable
n’est possible à mes yeux que si l’on conduit l’entretien jusqu’au point où on
en arrive à une question à laquelle on ne peut pas répondre soi-même. C’est
alors qu’on peut apprendre à connaître la capacité de pensée de l’autre. Or
cette situation se produit très souvent lorsque nous avons affaire à de la
philosophie. C’est qu’on ne sait jamais soi-même la réponse lorsqu’on ose
vraiment se mettre à penser au lieu de se contenter d’interroger simplement des
réservoirs de connaissances, qu’elles soient celles de l’autre ou les nôtres.
Dans les deux cas, l’ordinateur est meilleur que nous. »
[3] « Une
critique de la raison, c’est-à-dire un examen exigeant et sans complaisance de
la raison par elle-même, rend inconditionnellement exigible, dans la raison même,
une ouverture et un ex-haussement de la raison. Il n’y est pas question de ″religion″,
mais bien d’une ″foi″ en tant que signe de fidélité de la raison à ce qui d’elle-même excède le fantasme de rendre
raison de soi tout autant que du monde et de l’homme. Que le signal ″un dieu″ ‑ ou
bien le ″signal d’un dieu″ ‑ soit ici nécessaire ou non, cela, encore une
fois, n’en reste pas moins non décidé. Cela restera peut-être indécidable, ‑ ou
ne le restera pas : mais, pour le moment, il est au moins hors de doute qu’un
signal, quel qu’il soit, s’adresse à nous depuis notre raison athée. » J.-L.
Nancy, La Déclosion, (Déconstruction du christianisme I), Galilée, Paris
2005, pp. 44-45.
[4] Message du synode des évêques au Peuple de
Dieu, 26 octobre 2012.
[5] W. Kasper, La théologie et l’Eglise,
Cerf, Paris 1990, p. 194.
[6]
J’anticipe sur la troisième partie, mais il faut d’ores et déjà dire que la
possession convient mal avec l’évangile et qu’une pratique de la dépossession
s’impose au contraire. A propos du contexte herméneutique dans lequel il range
sa philosophie comme quête de la vérité pour et de l’homme, P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris 1990, p. 198
écrit : « Dans une philosophie de l’ipséité comme la nôtre, on doit
pouvoir dire : la possession n’est pas ce qui importe ».
[7] Augustin, De Bapt I, V, 27, 38.
[8] W. Kasper, op. cit. p. 195-196 : « Le
retrait, pour une part contraint et pour une part volontaire, de l’Eglise dans
son domaine propre et dans la sphère du privé a eu pour conséquence que
l’Eglise, et chaque chrétien avec elle, est devenue elle-même une réalité en
quelque sorte sans lieu et certaines théologies de la communautés et certains
modèles communautaires nouveaux donnent effectivement l’impression d’être dans
une large mesure sans lieu, c’est-à-dire d’être "utopiques", au sens
premier de ce mot. Parfois même, il faut parler d’un romantisme communautaire
plein d’illusions. Comme si les communautés, et à plus forte raison leurs
membres, n’existaient pas elles aussi dans le monde et dans la société, et
comme si elles n’avaient pas nécessairement part à leur esprit. En moyenne
elles sont bien plus contaminées par notre civilisation bourgeoise de l’avoir
qu’elles n’en ont conscience et bien plus qu’elles veulent bien
l’admettre. »
[9] Cf. outre
l’ouvrage déjà cité, J.-L. Nancy, L’Adoration
(Déconstruction du christianisme II), Galilée, Paris 2010 ; une conférence
sur le sujet se trouve en ligne : http://paris4philo.over-blog.org/article-15733495.html ainsi qu’une lecture critique et amicale dans Figures du dehors, autour de Jean-Luc Nancy, Editions nouvelles Cécile Defaut, Nantes
2012.
« En s’engageant dans une ″déconstruction du
christianisme″, au sens que je viens d’indiquer, on trouvera tout d’abord ceci,
qui devra rester au centre de toute analyse ultérieure, et valoir comme
principe actif pour toute déconstruction du monothéisme en général : le
christianisme est par lui-même, en lui-même, une déconstruction et une
auto-déconstruction. C’est aussi par ce trait qu’il représente à la fois la
forme la plus occidentalisée – et/ou occidentalisante, si l’on peut
dire – du monothéisme et un schème qu’il faudra apprendre à mettre en jeu
pour l’ensemble du triple monothéisme. Le christianisme, en d’autres termes,
indique de la manière la plus active – et aussi la plus ruineuse pour
lui-même, la plus nihiliste à certains égards – comment le monothéisme abrite
en lui – ou mieux : plus intimement en lui que lui-même, en-deçà ou
au-delà de lui-même – le principe d’un monde sans Dieu. » J.-L. Nancy, op. cit. pp. 54-55.
[10] H. Legrand, « Relecture et évaluation
de L’histoire du concile Vatican II
d’un point de vue ecclésiologique », Vatican
II sous le regard des historiens, Mediasèvres, Paris 2006, p. 60.
[11]
« Ne pas abandonner l’office de la vérité ni celui de la figure, sans
pourtant combler de sens l’écart qui les sépare. Ne pas abandonner le monde qui
se fait toujours plus monde, toujours plus traversé d’absence, toujours plus en
intervalle, sans pourtant le saturer de signification, de révélation, d’annonce
ni d’apocalypse. »J.-L. Nancy,
Un jour, les dieux se retirent, cité
dans Figures du dehors, op. cit.,
p. 475.
[12] A. Cariolato, « Foi, rien,
décolsion », Figures du dehors,
op. cit., p. 466.
[13] Qu’on
me permette à renvoyer à P. Royannais,
« Se rendre à la radicalité, horrible, de la croix. Relecture du Verbe et la Croix de Stanislas
Breton », Théophilyon 2010 XV-2,
pp. 341-358 et « M. de
Certeau, L’anthropologie du croire et la théologie de la faiblesse de
croire », RSR 91/4 (2003),
pp. 499-533.
[14] Cf.
J.-L. Nancy, « Une foi de
rien du tout », La Déclosion,
op. cit. 97
[15] Et si
l’on veut citer le texte en entier, si la
vie de l’homme est de voir Dieu, cette vision ne peut être ce dont l’homme
serait à l’origine, par sa foi ou ses œuvres, puisque la vision de Dieu est don
de Dieu.
[16] E. Jüngel, Dieu mystère du monde, Fondement
de la théologie du crucifié dans le débat entre théisme et athéisme (1977), Paris, Cerf 1983, p. [29].
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