« Le
christianisme a à apprendre de la rencontre avec les autres religions du monde,
non pas tant quelque chose qu’il aurait à importer de l’extérieur, mais comment
devenir soi-même de façon beaucoup plus absolue et beaucoup plus décisive.
Puisqu’il existe des idéologies modernes de la liberté, pourquoi le
christianisme ne devrait-il pas découvrir qu’il peut rendre beaucoup plus
vivant et beaucoup plus radical qu’il ne l’a fait jusqu’à présent son message
de liberté ?
« Il
est certain que le christianisme se trouve aujourd’hui dans une situation qu’il
n’a jamais connue jusqu’à présent. Jusqu’alors, bien qu’il ait voulu devenir et
être une religion mondiale, un message pour tous les peuples, il ne pouvait
cependant puiser la vie qu’à une racine unique, peu importe que ce soit celle
du cercle culturel juif ou celle de l’Occident gréco-romain. En revanche, sans
rien renier de son origine historique, il doit maintenant devenir vraiment
religion mondiale, prendre racine dans des cultures très différentes les unes
des autres, et qui resteront probablement telles. […] Maintenant, le
christianisme historique doit devenir historiquement suprarégional, et nous
devons veiller à la façon dont il saisira cette chance extraordinaire. »
K. Rahner, Le courage du théologien, Cerf, Paris
1985, 223-224
Avant Vatican II, la situation de la théologie est assez
simple. Les théologiens expliquent la pensée catholique qui fonctionne comme un
système. Des thèses diverses peuvent certes exister sur un certains nombres de points
que tous reconnaissent comme non décidés, mais, s’appuyant toute sur une philosophie issue d’Aristote et de
Thomas, rien ne les distingue vraiment. La théologie est une comme la foi et
l’Eglise.
A partir de la fin du XIXe siècle, on prend
conscience qu’il y a une histoire du dogme. Contrairement à ce que l’on
pensait, la foi n’a pas toujours été formulée identiquement ; ce qui est cru par tous, partout et depuis
toujours n’est pas immuable ! C’est la crise moderniste dans les
années 1905, traumatisante avec ses condamnations.
La crise est à nouveau vive dans les années 50 avec les
condamnations de Lubac, Chenu, et tant d’autres, historiens de la théologie. Les
tensions et déchirures issues d’un catholicisme intransigeant (intégriste ou
traditionnaliste) sont un nouvel épisode de la rencontre conflictuelle entre
histoire et dogme. La tradition, pour Mgr Lefebvre, c’est ce qu’il a appris de sa
maman, qui le tenait directement du Christ. Boutade qui souligne la dimension anhistorique
et affective de la foi, d’où l’incapacité d’entendre la moindre critique[1].
Le Concile Vatican II entérine les résultats d’une théologie
historique dans ce que l’on appelle le retour aux sources, en liturgie,
patrologie, dogmatique, et exégèse. Il interdit en principe le fixisme que l’on
retrouve chez les fondamentalistes de tout poil.
Ainsi se fait jour un pluralisme théologique, non par des
thèses contradictoires, mais par des manières différentes de présenter la foi, que
l’on ne peut ramener à l’unité synthétique, d’autant que la diversité des
disciplines théologiques et l’ampleur des connaissances ne sont plus maîtrisables
par une seule personne.
La pacification œcuménique opérée par le concile modifie le
regard sur la théologie des frères séparés. Ils ne sont plus les hérétiques
qu’il faut combattre, mais offrent une autre présentation, que l’on doit
écouter, de l’unique mystère de la foi.
Pluralisme dans la théologie catholique, pluralisme des
théologies chrétiennes, pluralisme culturel ensuite, plus radical encore, dont
les Pères conciliaires n’ont que fort peu conscience, même s’ils le vivent. Si
la foi catholique est présente dans toutes les parties du monde et ne se dit
plus selon les modèles occidentaux, ce que le concile perçoit surtout à travers
les rites orientaux, alors l’européocentrisme qui donnait l’impression d’unité
de la théologie vole en éclat.
Enfin, encore moins explicite au concile, mais cependant un
de ses fruits, le pluralisme religieux. La théologie des religions qui
considère que chaque religion peut constituer un chemin de salut, ne fait que
régionaliser davantage la foi catholique. Il y a des vérités dans les autres
religions, et il ne s’agit plus de baptiser tout le monde mais d’apprendre de
l’autre ce qu’il dit de la vérité pour mieux entendre, à sa rencontre, l’authenticité
de notre propre foi.
Rahner paraît l’un des premiers à prendre conscience de ce
que devient la théologie confrontée au pluralisme. Loin de craindre le
relativisme, comme Ratzinger, ou le choc des civilisations, il invite l’Eglise à
ne pas se replier sur elle-même pour découvrir, au contact de l’autre, qui elle
est, quelle est sa mission, ce que signifie l’évangile.
Il ne s’agit pas d’adapter l’évangile, encore moins de
l’abandonner ; la compréhension de l’évangile est modifiée par la
rencontre de différences irréductibles, inassimilables. Ainsi, si l’on peut
très bien vivre avec un autre dieu, voire sans Dieu, et n’en être pas moins
homme, du moins pas plus mal, à quoi sert l’évangile ? Nous sommes
reconduits à la découverte de l’absolue gratuité de Dieu, déjà exprimée dans
l’évangile mais tellement ignorée. L’évangile a encore à nous apprendre ce que
nous n’avions jamais entendu, parce que les autres époques et contextes faisaient
entendre autre chose. L’enjeu du dernier concile n’est rien moins que
celui-ci : libérer les possibilités inouïes dont recèle l’évangile, du
moins écouter pour de bon, pour aujourd’hui, l’évangile. Le chemin de la
tradition passe par la nouveauté[2].
[1] L’opposition viscérale de l’Eglise au mariage pour
tous relève de cette intransigeance, affectivement incapable de penser
autrement qu’on l’aurait toujours fait. Le recours à une anthropologie
philosophique, prétendue unique parce que fondée en raison, relève d’une
idéologie datée, celle des Lumières. Pour proclamer l’universalité de la raison,
c’est-à-dire du fonctionnement occidental de la raison, on a méprisé les autres
cultures quand on ne continue pas à les faire disparaître.
[2]
Ces thèmes ont été plusieurs fois envisagés par Rahner, par exemple dans des
articles non-traduits des années 80 (Schriften
zur Theologie XIV), mais aussi dans « Le pluralisme en théologie et
l’unité du credo de l’Eglise », Concilium
46 (1969), pp. 93-112 et les deux premiers articles des Ecrits théologiques 7.
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