Publié dans le numéro 286 de la Lettre aux communautés, Mission de France.
Le jubilé de la miséricorde paraît à la fois nécessaire tant
on a conscience de l’importance de la miséricorde, à la fois relativisé voire
poliment évité tant est redouté le chamboulement auquel la miséricorde ne peut
que conduire l’Eglise.
Les théologiens parlent peu de miséricorde. D’abord, le mot
n’est pas biblique ; ensuite, lorsqu’ils parlent de Dieu, souvent, les
théologiens privilégient une démarche philosophique qui ne croise guère la
miséricorde, terme trop peu conceptuel, trop anthropomorphique. La miséricorde,
ce serait bon pour la spiritualité ou la pastorale, rien de plus ! Enfin,
et plus fondamentalement, parler de miséricorde oblige à une conversion, à un
changement de Dieu. C’est tout l’enjeu d’une redéfinition de la doctrine à
partir de la miséricorde.
1.
Un peu de vocabulaire
Le mot miséricorde est une invention latine. Il désigne ce
qui advient lorsque l’on regarde la misère avec le cœur. Il traduit plusieurs
mots hébreux ou grecs. Ce peut être amour ou fidélité (ḥesed).
On le trouve par exemple dans le Ps 135/136. « Car éternel est son
amour », en latin « quoniam in aeternum misericordia eius ». Le grec
recourt à la racine de eleos,
connue par le kyrie eleison, « Seigneur,
prends pitié ». La miséricorde est l’expression du cœur de Dieu devant la
misère de son peuple. Lors de la théophanie du buisson, en Ex 3, Dieu dit avoir
vu la misère de son peuple (Cf. aussi Dt 26).
En Is 54, 8 on trouve une autre racine hébraïque qui a le sens des entrailles. La miséricorde est alors un sentiment viscéral, ce qu’éprouve la mère, en son sein, devant la situation de ses enfants. Le grec, en Lc 15,20 par exemple, use aussi de ce vocabulaire. Dieu est ainsi décrit de façon maternelle, féminine. On trouve une troisième racine hébraïque qui signifie montrer sa faveur, être bon, avoir pitié, comme dans le Ps 55/56.
En Is 54, 8 on trouve une autre racine hébraïque qui a le sens des entrailles. La miséricorde est alors un sentiment viscéral, ce qu’éprouve la mère, en son sein, devant la situation de ses enfants. Le grec, en Lc 15,20 par exemple, use aussi de ce vocabulaire. Dieu est ainsi décrit de façon maternelle, féminine. On trouve une troisième racine hébraïque qui signifie montrer sa faveur, être bon, avoir pitié, comme dans le Ps 55/56.
Dans le Benedictus,
Luc a recours à un quasi pléonasme : « grâce à la miséricorde
viscérale de notre Dieu », ou plus exactement « par la prise aux
trippes miséricordieuses de notre Dieu ». Col 3, 12 fait de même pour
exhorter les disciples à pratiquer la miséricorde, à être « miséricordieux
comme le Père »
(Lc 6, 36) entre eux (Ep 4, 32).
A parcourir les différentes occurrences de misericordia, le pardon n’est pas le thème
le plus important ni le plus fréquent, même s’il est indiscutable comme dans le
Ps 50/51 (dont le verset 3 utilise les trois racines hébraïques). Bien plus
fréquemment que pardon, la miséricorde tant divine qu’humaine est compassion, pitié,
bouleversement des entrailles (commisération), bonté, fidélité, amour et
tendresse.
2.
La parabole des talents. Où est la
miséricorde ?
Lorsque nous lisons Mt 25, 14-30, nous nous contentons en
général du début de l’histoire. Comme les deux premiers serviteurs, nous
pensons qu’il s’agit de faire fructifier les talents reçus (retenant le sens
figuré du mot). Nous sommes ici dans une théologie de la rétribution. Si l’on
ne développe pas ses talents, on contrevient au projet de Dieu. Or si chacun a
reçu selon ses possibilités, n’est-il pas injuste que celui qui a le moins de
possibilités soit celui qui est condamné ? Où est la miséricorde
évangélique ?
Le maître transmet
(c’est comme un héritage et on peut sans doute pas traduire le verbe par
confier) ses biens à ses serviteurs. Nulle part, il n’est dit ce qu’ils doivent
en faire, ni qu’ils devront les rendre. C’est l’attitude des deux premiers qui laisse
penser qu’il fallait faire fructifier les talents. En outre, le maître à son
retour « règle ses comptes avec ses serviteurs ». Comment imaginer
que Dieu agisse ainsi ? Seule une théologie de la rétribution pense ainsi.
Enfin, nous nous identifions au troisième serviteur dont nous prenons la
défense. Or qu’a dit ce dernier ?
« Seigneur, je te connais comme un homme dur. Tu
moissonnes où tu n’as pas semé, tu rassembles d’où tu n’as pas dispersé. J’ai
craint. » Comme profession de foi, on fait mieux ! Ce serviteur
insulte le maître, le traite de voleur à récolter là où il n’a pas semé. Le
problème avec ce serviteur vient-il de ce qu’il n’a rien fait de son talent,
pour lequel aucune consigne n’avait été donnée, ou de ce qu’il insulte et déteste
son maître ? Nous pensons pourtant comme ce serviteur, sans quoi il y a
longtemps que nous aurions sursauté à ce verset. Dieu est selon nous quelqu’un
d’exigeant pour lequel nous n’en avons jamais fait assez.
Le serviteur ne devait-il pas s’exprimer par exemple ainsi ?
« Seigneur, que ton absence a été longue. Nous étions perdus sans toi.
Comme je suis heureux que tu sois de nouveau parmi nous. Tu m’avais donné un
talent. Il me rappelait ta présence. Maintenant que tu es là, je n’en ai plus
besoin, je te le rends. » On imagine la fin de l’histoire !
La lecture courante de la parabole, à l’opposé de la
miséricorde, nous interdit de connaître le vrai Dieu. Le catéchisme, ce que l’on
répète sans cesse sur Dieu, est si bien fait qu’il nous écarte de Dieu sous
prétexte de nous y conduire. Nous avons mis en place un système prétendument
théologique pour être quittes avec Dieu comme les deux premiers serviteurs. Or
la vie chrétienne ne consiste-t-elle pas précisément à vivre en dette avec Dieu
comme avec ceux qu’on aime (cf. Rm 13, 8) ?
La parabole en renversant la théologie de la rétribution
dénonce notre mesquinerie et dit la générosité sans limite de Dieu, l’extravagance
de son don, si peu imaginable que l’on s’estime obligé de rendre des comptes au
moment même où Dieu donne. Faut-il que nous ayons, nous, des comptes à régler
avec Dieu ! Nous ne cessons de revenir à un dieu imaginaire, archaïque,
qui punit les méchants et récompense les gentils, au gendarme céleste et
craint. Nous n’en avons jamais fini avec le dieu tout-puissant, grand rival de
notre propre idéal de puissance. Nous faisons Dieu à notre image, et encore,
pas la meilleure, celle de la toute puissance infantile, c’est-à-dire perverse.
Si la foi confesse un jugement de Dieu qui condamne définitivement le mal
(indispensable pour toutes les victimes) elle ne saurait contredire (la
miséricorde de) Dieu. La parabole en développant la théologie de la rétribution
la mène à son impossibilité. Elle est un exercice de conversion qui oblige à
changer de Dieu.
3.
Miséricorde et pardon
La parabole du prodigue quant à elle ne parle guère de pardon.
Elle montre un père préoccupé par une chose seulement, rassembler ses enfants.
Pour cela, il attend son fils pour le voir arriver de loin. Il ne cesse d’aller
à la recherche de ses fils ; il « sort » même vers l’aîné. C’est
ce dernier qui nous apprend le péché de celui qu’il ne regarde plus come un frère.
On ne sait pas comment il est au courant. Il a jugé avant que d’aimer. Les
filles sont peut-être son propre désir refoulé. Le narrateur dit seulement que
le cadet mène une vie de désordre. Le texte dit asôtôs, une vie non sauvée, sans doute toute vie humaine en attente
de la vie de Dieu.
H. Denis propose de voir dans le fils parti au loin le
portrait de Jésus auquel le Père a tout remis, qui a tout dépensé par amour,
est livré à la mort, identifié par les hommes aux pécheurs, et que le Père
ressuscite : « Mon fils que voilà était mort et il est revenu à la
vie » et c’est ton frère !
Ainsi, la miséricorde n’est pas d’abord pardon mais salut,
résurrection. Bien sûr, le mal en nous est aussi celui du péché. Il est aussi
notre misère qui bouleverse le Père. Mais à lier trop systématiquement
miséricorde et pardon on en vient à oublier la dimension de secours aux
victimes du mal. On réduit la miséricorde au pardon. Nous parlons toujours du
mal du côté de ceux qui l’ont commis, et alors, bien sûr, nous espérons le
pardon. Mais il convient d’abord de parler du mal du côté des victimes, que
nous le soyons ou non, parce que Dieu se tient de façon prioritaire à leur
côté. Insister sur le pardon, c’est risquer d’oublier les victimes. Ce n’est
pas acceptable.
Surtout coupables, surtout bourreaux, nous devons nous
décentrer, laisser l’autre passer devant, rendre aux victimes leur dignité, ne
serait-ce qu’en commençant par ne pas détourner le projecteur de l’amour divin
de leur situation (en l’accaparant du coté du pécheur qui demande pardon). Le
beau livre de J.-B. Metz, Memoria
passionis, demeure ici un repère. Il faut écrire l’histoire du côté des
perdants, des victimes. Leur mort n’est pas une péripétie sans importance.
Dans la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), le regard
de Dieu est du côté de la victime, qui a un nom, à la différence du riche. Celui-ci
continue après sa mort à ne penser qu’à lui, se servant de Lazare comme d’un
larbin. Pourrions-nous ne pas si vite demander pardon, nous d’abord, comme ce
riche, avant même de nous être interrogés sur la santé de nos victimes, avant d’avoir
été remplis de terreur devant le mal que nous avons fait et dont les victimes
souffrent, avant d’avoir dénoncé ce mal. Celui qui demande pardon sans avoir d’abord
mis au cœur de sa démarche la considération de sa victime, tout comme le riche
de la parabole, continue à se moquer d’elle.
Si la miséricorde est autre et plus large que le pardon, le
jubilé de la miséricorde est d’abord un cri qui dénonce le mal, porte-voix des
victimes de toutes sortes. Les visites papales à Lampedusa et Lesbos sont des
cris qui dénoncent le mal. Elles devraient être, dans le même temps, une
invitation à se retrousser les manches pour lutter contre le mal. Cri et soin,
tant qu’il est possible, des victimes, sont d’après P. Ricœur la seule réplique
au mal. Commentant l’épisode du buisson ardent, St Augustin parle de deux noms
de Dieu, « Je suis » et le nom de miséricorde : « Dieu
d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob », c’est-à-dire « j’ai vu la
misère de mon peuple ».
Sera dès lors étroite ou mesquine la réduction du jubilé à
un encouragement de la pratique du sacrement de la réconciliation. A moins que le
rite sacramentel ne se comprenne pas en soi, mais justement comme sacrement,
signe visible et efficace ; Isaïe pourrait bien indiquer de quoi la
confession est sacrement. « Doit-il être comme cela, le jeûne que je
préfère, le jour où l’homme s’humilie? S’agit-il de courber la tête comme un
jonc, d’étaler en litière sac et cendre ? […] Le jeûne que je préfère, n’est-ce
pas ceci : dénouer les liens provenant de la méchanceté, détacher les
courroies du joug, renvoyer libres ceux qui ployaient, bref que vous mettiez en
pièces tous les jougs ! N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé? Et
encore : les pauvres sans abri, tu les hébergeras, si tu vois quelqu’un
nu, tu le couvriras : devant celui qui est ta propre chair, tu ne te
déroberas pas. » (Is 58, 5-7)
La réduction du jubilé de la miséricorde au pardon est une perversion
de la démarche jubilaire qui évite ainsi l’annonce et la réalisation de la
fraternité des enfants de l’unique Dieu et Père, recherche d’un nouvel ordre
mondial, une nouvelle répartition des richesses (Cf. Lv 25, 10-15), la lutte
contre le mal de toute sorte et partout.
4.
Miséricorde et doctrine
On a beaucoup entendu à l’occasion des synodes sur la
famille de 2014 et 2015 une opposition entre miséricorde et doctrine : la
miséricorde, qui est une attitude pastorale fondamentale, ne pourrait cependant
modifier la doctrine. Il semble que c’est à H. Urs von Balthazar que l’on
doit l’opposition ; il relativisait ainsi les enseignements de Vatican II,
qui ne seraient que pastoraux, et n’engageraient donc pas le cœur de la foi.
Cette opposition fallacieuse ne peut se trouver que dans la
bouche de ceux qui se croient justes, les vainqueurs de l’histoire, qui ont le
pouvoir religieux, politique ou économique. Opposer miséricorde et doctrine permet
de dénoncer les péchés au nom de la doctrine, astuce pour condamner quand personne
ne peut jeter une première pierre (Jn 8). Or la miséricorde s’étend à tous, même
si tous ne la reconnaissent pas, n’en sont point reconnaissants. Ironie de
l’histoire, « il ne s’est trouvé que cet étranger » pour la voir (Cf.
Lc 17,11-19, quasi immédiatement suivie par la parabole du publicain et du
pharisien en Lc 18). Comment ne pas s’étonner de l’acharnement de Jésus à
dénoncer l’hypocrisie des pharisiens ? « Jésus leur dit : "Si
vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais vous dites :
Nous voyons ! Votre péché demeure." » (Jn 9, 41)
François a multiplié les dénonciations de cette hypocrisie,
parfois très violemment. Il ne s’agit cependant pas seulement d’hypocrisie et
de morale mais de doctrine. Jean XXIII dans le discours d’ouverture de Vatican
II voulait que l’on envisage pastoralement la doctrine. Il rejetait ainsi une
doctrine chimiquement pure, indépendante des circonstances pastorales,
culturelles, historiques. Or la doctrine est toujours le fruit de l’histoire,
exprimée dans un langage daté, liée aux circonstances. L’entrée de l’histoire
dans le dogme est affaire doctrinale, crise depuis plus de cent ans au moins,
qui concerne le statut de la vérité.
« La vieille histoire du bon Samaritain a été le
modèle et la règle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes
pour les hommes l’a envahi tout entier. La découverte et l’étude des besoins
humains (et ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus
grand), a absorbé l’attention de notre Synode. »
Ces mots de Paul VI, en clôture du même concile, évoquent
aussi une réinterprétation de la foi selon la miséricorde. Le passage à une
doctrine pastorale fait de la miséricorde le cœur du dogme voire sa clef. On en
prend plus fortement conscience aujourd’hui bien que non unanimement, bien que
ce ne soit pas nouveau. La miséricorde révèle le vrai Dieu. On peut se
demander si une des résistances depuis cinq cents ans à semblable affirmation
ne tient pas à ce que Luther se soit fait le prophète et le quêteur du Dieu de
la miséricorde. La miséricorde ne relève pas de la pastorale comme
exception à la doctrine ; la doctrine de la miséricorde exige plutôt un
changement de pastorale et de droit. La miséricorde, c’est la doctrine.
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