Jésus au désert est tenté (Mt 4, 1-11). Comment est-il possible que Jésus
lui-même connaisse la tentation ? Qu’on lise le livre de la Genèse ou l’évangile,
le mal conséquence du fait de céder à la tentation, ne semble pas si grave. Qu’est-ce
que manger un fruit interdit ? En quoi cela porte-t-il atteinte au
prochain ? Qu’est-ce que transformer des pierres en pain, surtout si l’on
a faim ? En quoi cela est-il un mal ? Qu’est-ce que provoquer le
miracle, sauter du haut d’un pinacle et compter sur Dieu pour en réchapper ?
On paraît dans tous les cas assez loin de ce qui nous
apparaît aujourd’hui comme évidemment mal, le meurtre, le viol, les violences,
le mépris des droits de l’homme, le vol et le détournement de biens, la
corruption, l’abus de pouvoir. Et pourtant. Se prosterner devant le diable
paraît plus dangereux, surtout si le diable n’est pas un personnage de la
mythologie chrétienne mais le chiffre du mal. Il y a un crescendo dans les
tentations selon Matthieu, la magie, le miracle, la toute-puissance. Cet ordre
est modifié par Luc, qui fait du miracle ‑ la mainmise sur Dieu ‑ la
tentation suprême.
Derrière le dérisoire d’un fruit dérobé il y a la racine de
notre mal, du mal. Il faudrait que nous réalisions : nous pouvons manger
de tous les fruits sauf ceux d’un seul arbre. Tous les fruits de tous les arbres,
c’est énorme, c’est beaucoup, beaucoup plus que ce dont nous pourrions avoir
besoin. Pourquoi cela ne suffit-il pas ? Pourquoi vouloir cet unique fruit ?
Nous n’avons jamais assez, nous voulons toujours plus, nous
sommes insatiables. Il nous manque toujours de l’argent, du pouvoir, du
plaisir. Ce qui nous manque est plus désirable que ce que nous avons au point
que ce que nous avons paraît sans saveur ; le fruit était beau à voir et
désirable à manger. Il nous faut toujours passer devant, en premier, avant tout
le monde. Qu’on regarde comment nous nous conduisons sur la route, c’est
exactement cela, moi d’abord, les autres après.
Faut-il s’étonner de cet appétit de toujours plus ? N’est-il
pas le ressort de notre vie ? Le désir est ce qui nous pousse ou nous
attire à plus d’inventivité, de découvertes, de connaissances. L’arbre ne s’appelle-t-il
pas justement l’arbre de la connaissance du bien et du mal, ou l’arbre de la
vie ?
Pensez-vous que Dieu, sadiquement, ait posé cet arbre au
milieu du jardin, pour qu’on ne voie que lui, que l’on bute toujours sur lui ?
Evidemment non, l’arbre est dans un coin, caché, mais, au cœur de notre
humanité, donc au centre, il y a la blessure de notre finitude, la blessure de
n’être pas tout, de n’être pas tout-puissant, ce que curieusement nous appelons
Dieu ; le ver est dans le fruit.
Au cœur de notre humanité, il y a une blessure, celle de n’être
pas tout, celle de ne pas avoir tout, celle de ne pas passer avant tout le
monde. Dit ainsi, c’est infantile, et l’éducation tente de contenir la violence
de l’infantilisme. Il ne s’agit cependant pas de la contenir, il faut en
sortir, grandir, être homme, de la pleine stature de l’homme, de la stature du
Christ.
La finitude est notre condition, source du désir et terrible
blessure. La finitude dont nous avons conscience par le désir se fait désir de
l’infini. L’infini est notre vocation mais la finitude notre condition. La
vocation à l’infini, c’est l’espérance de la satiété, de la justice et de la
paix pour tous. La quête de l’infini est ce dont nous vivons dans l’amour,
celui des proches, celui que nous portons à tout homme, celui que nous portons à
Dieu.
La tentation, c’est l’endroit précis où le désir d’infini
peut conduire à tout attendre des autres ou à se saisir de ce que nous pensons
pouvoir nous combler. Dans le dérisoire d’un fruit se dit notre humanité. Son
désir peut être joie, parfaite, ou mal et mort… des autres. Notre finitude est
parfois, souvent, douleur, jusqu’à notre propre mort.
Comment faire de notre finitude et du désir la joie ? A
consentir au mal que fait le manque, à consentir qu’être homme c’est manquer de
ce qui fait que nous ne sommes pas infinis, à consentir que tout avoir, tout
dominer, tout pouvoir n’est qu’un ersatz, un substitut trompeur, qui nous
laisse encore plus inassouvis. Le chemin de la joie passe par l’acceptation de
la blessure originelle, le chemin de la joie passe par un chemin qui nous fait
mal, qui rappelle notre mort, parce qu’il passe par la mort, le renoncement, le
chemin du serviteur.
Laisser passer l’autre devant, ne pas tout vouloir, tout
pouvoir, tout avoir, nous est douloureux, lutte contre notre infantilisme
narcissique, combat de la finitude d’un être qui se sent appelé à l’infini. La
joie, la joie parfaite, consiste à ne pas prétendre saisir cet infini mais à le
quêter, dans l’amour des frères, proches ou non, dans l’amour de Dieu. Non pas moi d'abord mais les autres d'abord. Les
autres d’abord, c’est la vie de Jésus, c’est le chemin du serviteur, c’est
notre chemin.
Excelent
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