Aux premiers siècles de l’Eglise, le triduum pascal couvre
le vendredi, jour de la mort, le samedi, la demeure au tombeau et le dimanche,
jour de la résurrection. Mort et résurrection apparaissent comme un même
événement, le don de sa vie par Jésus, un don de vie qui est source de vie.
Durant ces trois jours, une seule messe est célébrée, celle de la nuit pascale.
Le jeudi saint est alors le jour charnière, dernier jour du
carême et veille du triduum. On y fait ce qui s’impose à la toute fin du carême,
réconcilier les pécheurs pour qu’ils puissent s’unir aux fêtes et bénir l’huile
dont on aura besoin pour les sacrements. Cela fait au moins deux messes, qui n’ont
pas toujours eu de liturgie de la parole ; les rites de réconciliation ou
de consécration en tenaient lieu et l’on enchaînait directement sur la préface.
On n’a pas de trace de messe de la cène avant la fin du IVème
siècle. Elle est alors célébrée en soirée, et nous voilà avec trois messes le
même jour. Quant au lavement des pieds, pour ancien qu’il soit, il n’est
intégré à la commémoration de la cène, qu’à partir de la toute fin du VIIème
siècle, et demeure un rite très secondaire peut-être jusqu’au XIVème à Rome,
alors que bien sûr, il est de tradition chez les franciscains.
Vers 250, Cyprien de Carthage explique que l’on célèbre
l’eucharistie le matin parce que c’est au matin que le Christ est ressuscité.
La dernière cène n’est pas la source de l’eucharistie, mais bien la résurrection
de Jésus. Nous le disons à chaque célébration : « faisant ici mémoire
de la mort et de la résurrection de ton fils, nous t’offrons, Seigneur, le pain
de la vie et la coupe du salut, car tu nous as choisis pour servir comme tes
prêtres. »
L’eucharistie tient son sens de la Pâque de Jésus, son
passage par la mort vers la vie où il entraîne ses frères. La résurrection de
Jésus ne le concerne pas tant lui-même que nous tous. Il n’est pas ressuscité,
point ; il est le premier né d’entre les morts. Sa résurrection est la
nôtre, pour la nôtre. Il est ressuscité pour
nous.
C’est exactement ce qu’il dit : Prenez, manger, c’est mon corps pour vous, c’est mon sang versé pour
vous. Donner son corps pour que les hommes aient la vie. Non pas offrir son
corps et son sang en sacrifice, pour le Dieu, pour dédommager le Dieu de la
mise à mort d’un animal ou des moissons, du péché ou en remerciements. C’est le
renversement des sacrifices ! Le corps est nourriture pour les frères. Jésus
se donne pour que les frères vivent.
C’est toujours à nous, ses frères, ensemble, que Jésus
s’adresse. Et nous le disons encore, « qu’en ayant part au corps et au
sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps ».
Le dernier repas construit l’humanité comme fraternité, convertit l’humanité en
fraternité réconciliée, est la réconciliation d’une fraternité humaine.
Il ne nous reste qu’à retrousser nos manches, à défaut de
quitter notre vêtement, et de faire comme le maître, laver les pieds des
frères. Le « Faites cela en mémoire de moi » du dernier repas est
exactement synonyme du « C’est un exemple que je vous ai donné, pour que
vous aussi comme j’ai fait pour vous » du lavement des pieds ?
Toutes les fois que nous déconnectons la fraction du pain du
service des frères, nous travestissons le sacrement du Seigneur. Une sur-sacralisation
du sacrement le dénature laissant penser et pratiquer, de façon criminelle et
idolâtrique, que l’on pourrait accéder au corps (sacramentel) tout en méprisant
le corps du Seigneur, ses frères. Comment communier et tourner le dos à la
communion avec les frères voire les haïr ?
Quelques versets après notre deuxième lecture, on lit dans
le texte de Paul : « On doit s’examiner soi-même avant de manger de
ce pain et de boire à cette coupe. Celui qui mange et qui boit mange et boit
son propre jugement s’il ne discerne pas le corps du Seigneur. »
A force de dévotions au saint sacrement, il se pourrait que
nous perdions le sens de l’eucharistie, parce que le véritable culte eucharistique,
si toutefois il s’agit d’un culte, ne réside pas dans la vénération de
l’hostie, ni dans l’habitation du Seigneur qui viendrait faire en nous sa
demeure, mais dans l’édification d’un corps, celui des frères, celui du Christ,
par le partage d’une même nourriture, le Seigneur qui se donne à nous. Un peu
moins de dévotion et un peu plus de politique nous rendraient plus fidèles au (sacrement
du) Seigneur. Nous communions pour que et parce que le Christ veut changer le
monde, faire de ses frères un seul corps, le sien.
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