Au début du chapitre des apparitions du ressuscité en Jean,
il est dit du disciple que Jésus aimait, « Il vit et il crut ». A la
fin de ce même chapitre, huit jours plus tard, Jésus dit à Thomas :
« Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir
vu. » Pourquoi dans un cas, voir et croire vont ensemble alors que dans
l’autre, ils s’opposent ? (Jn 20, 19-31)
Que vit le disciple que Jésus aimait ? Le tombeau vide.
Il vit le vide, il ne vit rien. C’est tout l’inverse de Thomas qui veut mettre
sa main dans le côté transpercé du Seigneur, ses doigts à la place des clous.
Là où le vide s’expose en sa béance, Thomas veut le boucher, il veut combler le
trou. Là où il n’y a rien à voir, Thomas veut une preuve tangible. Mais la
preuve tue la foi ; il n’y a pas de place pour la confiance en présence de
la preuve.
Si, et pour cause, le récit de Thomas présente comme
ressuscité le crucifié, Thomas le crucifie une nouvelle fois, lui plante de
nouveau une lance dans le cœur, à faire de ses doigts et de sa main ce qui
transperce le corps du Seigneur. Sa main et ses doigts remplacent les clous. C’est
dit avec une insistance pénible que notre solidarité avec Thomas dans la
non-foi estompe : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des
clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, si je ne mets pas
la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! »
Ce que Thomas exige c’est que Jésus reste mort. Ce que le
disciple que Jésus aimait rend possible en consentant au vide, c’est une vie
nouvelle, inimaginable. Ce à quoi Thomas s’agrippe, c’est à du bien connu, rien
qui ne vienne tout remettre en cause ; ce à quoi s’engage le disciple que
Jésus aimait, c’est à l’inattendu, à l’inouï, au jamais vu. Thomas est un
conservateur, qui a toujours fait comme cela, et ne va pas changer. Le disciple
que Jésus aimait est un aventurier, il court vite, prêt à se perdre pour gagner
une vie nouvelle.
Déjà du vieil Abraham, il nous avait été raconté qu’« il
partit sans savoir où il allait ». C’est ainsi que l’épître aux Hébreux en
fait un modèle de foi. Jean de la Croix semble commenter : « Pour
aller à ce que tu ne sais pas, tu dois passer par où tu ne sais pas. »
Le terrible de Thomas et de tous ceux qui savent, qui
connaissent Jésus, qui maîtrisent le catéchisme mieux que tout le monde, qui
dirigent la doctrine de la foi mais en ferment l’aventure, c’est qu’ils sont
condamnés à recommencer à faire toujours pareil. Certes, ils ne fichent pas des
clous dans la chair du Seigneur, mais c’est pire, ils font de leurs doigts des
clous, de leur main des lances, qui immobilisent et tuent le corps du Seigneur,
leurs frères.
Croire Jésus, c’est accepter que tout soit toujours
inattendu, remis en cause, en question. La mort n’est pas la mort, la vie peut
en surgir. Le bon croyant peut lui n’être qu’un sépulcre blanchi ! Une
crèche peut être un tombeau, avec un nouveau-né emmailloté comme en un suaire
alors qu’un cadavre peut être un homme nouveau, neuf, voyez Lazare, voyez
Jésus. C’en est fini du vieil homme, de l’Adam. La vie n’est pas avant la mort,
mais après. On naît vieux pour mourir le plus jeune possible. La mort n’est pas
la fin de la vie, mais tout ce qui empêche de vivre durant la vie.
On entend les béatitudes. Heureux ceux qui pleurent, heureux
ceux qui sont persécutés pour la justice, parce qu’une issue est possible dans
la mort de la souffrance et de l’injustice. Comme jadis, alors que le désert se
fermait sur les fils d’Israël en un cul de sac, la mer s’est ouverte, contre
toute attente, ménageant une issue, donnant vie à un peuple revenu de la mort.
Et l’épitre aux Romains précise qu’il s’agit du baptême !
Nous autres, disciples que Jésus aime, ne sommes pas les
gardiens d’un dogme, d’une vérité qu’il faudrait défendre dans le monde perdu
et dépravé. Parce que la vérité est chemin et vie, il est impossible de la
saisir autrement qu’à marcher et à vivre. Il est impossible de la dire, parce
que ce que l’on dit n’est jamais la vérité, mais ce que nous prenons pour la
vérité. A prétendre dire la vérité, on ne peut que mentir. La foi n’est pas une
idéologie vient de rappeler François.
Les disciples que Jésus aime sont à la traine, toujours
derrière, à courir derrière celui qui les précède en Galilée, qui les devance
au monde, là où tout paraît risqué. A la traîne mais en marche, à la traîne
mais nullement gardiens du temple. S’il y a quelque chose à garder, c’est la
quête du vide, la marque des clous, le tombeau du matin pascal, l’aventure de
la foi, c’est-à-dire de la vie. Nous ne sommes pas disciples de Jésus pour
avoir des réponses qui bouchent le vide des interrogations humaines. Nous
sommes disciples pour vivre.
« Quand tu t’arrêtes en quelque chose, (j’ose ajouter y
compris à la vérité de la foi, ce que tu prétends être vérité de la foi) quand
tu t’arrêtes à quelque chose, tu cesses de te jeter au tout », dit encore
Jean de la Croix.
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