« La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. » (Lc 10, 1-9) Voilà une des rares intentions de prière recommandée par Jésus. Elle est sans doute d’importance. Il s’agit de la bien comprendre. Or ‑ je ne saurais dire depuis combien de temps ‑, nous interprétons communément ces versets comme concernant les vocations spécifiques et plus précisément sacerdotales. Prier le maitre de la moisson d’envoyer des ouvriers signifie communément prier pour les vocations, pour qu’il y ait des prêtres.
Une telle lecture est anachronique. Jésus n’a aucune idée de ce que nous appelons prêtre. Il y a certes des prêtres pour exercer le sacerdoce en Israël et dans les religions. Il y a aussi des anciens, des presbytres, et dans le judaïsme du premier siècle et dans les débuts de l’Eglise ; les Actes principalement leur reconnaissent un rôle dans l’organisation des communautés chrétiennes. Mais jamais Jésus n’a pensé que des prêtres, comme ceux des religions, auraient un rôle, en tant que tels, dans la communauté de ses disciples. Quant à l’organisation des communautés chrétiennes, elle a été diverse. Parfois, il y a des anciens, des presbytres, comme à Ephèse ; notons que Paul, le plus ancien des auteurs chrétiens, ignore ce terme. Selon les habitudes et besoins locaux, les manières de faire de ceux qui fondent les communautés, les charismes et responsabilités sont nommés très différemment. Même si, avec Ignace d’Antioche, dans les années 100-110, on connaît une organisation très proche de la nôtre avec un évêque, des prêtres (presbytres) et des diacres, il faut attendre le troisième siècle pour que cela se généralise à toutes les communautés. A Rome, vers 180, on ne parle pas d’évêque.
Bref, il s’agit de sortir notre verset de la compréhension vocationnelle pour comprendre ce que Jésus veut dire. Assurément, le contexte est missionnaire. Les soixante-douze sont envoyés ‑ le verbe est apostolein, de la même famille qu’apôtre ‑ pour faire connaître la proximité du Royaume et le retournement qu’elle implique.
Il faut distinguer les Soixante-douze et les Douze, mais peut-être pas comme on le fait trop aisément. Les seconds, bien qu’appelés apôtres, ne sont pas envoyés, au chapitre 6, lorsque l’on parle d’eux, mais seulement juste avant le texte de ce jour. Ils n’ont pas d’autre raison d’être que de désigner le rassemblement eschatologique de l’humanité rassemblée, enfants dispersés, selon le modèle du peuple de Dieu et ses douze tribus. Ils ne sont pas envoyés ! (Lc 6, 12-16) Les Soixante-douze désignent aussi une totalité, celle des disciples, multitude foisonnante, six fois douze, envoyée, apostolée, si je puis dire.
En français, il y a assonance entre moisson et mission, de sorte que l’apostolat est moisson. Ce n’est pas le cas en grec, mais tout de même, l’envoi, la mission est dite par la parabole de la moisson. Voilà qui mérite encore que nous nous défaisions de nos habitudes de compréhension. Etre envoyé en mission, ce n’est pas semer, c’est moissonner. Etre envoyé en mission, ce n’est pas l’ascèse de semailles qui appauvrissent, dépossèdent, mais la joie de remplir son tablier, ses silos et ses granges. Rappelons-nous le psaume. « Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie : il s’en va, il s’en va en pleurant, il jette la semence ; il s’en vient, il s’en vient dans la joie, il rapporte les gerbes. »
La mission ne demande pas de semer. C’est fait. « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » La mission est récolte, moisson, réjouissance, fête. Avouez que ce n’est pas ce que nous pensons, nous qui disons peiner sous le poids du fardeau missionnaire. Or ce poids, c’est le mal, non la mission que Jésus confie à l’ensemble des disciples en les envoyant deux par deux… moissonner dans la joie.
D’accord, le verset suivant parle de brebis envoyées parmi les loups. Voraces, rapaces, il ne faudrait pas que la moisson semée par l’Esprit du Seigneur ‑ le bien qui fait tant d’envieux, la générosité d’une création destinée à la jubilation du Royaume ‑ tombe dans l’escarcelle de brigands. Les loups ne sont pas ceux auxquels les disciples sont envoyés pour annoncer la paix, c’est-à-dire la proximité du Royaume, mais ceux qui dévoient cette proximité, ceux qui en profitent, se l’approprient en faisant régner la peur et la guerre. Les loups sont toujours dans les Ecritures ceux qui détruisent le troupeau du Seigneur, y compris en prétendant le paître. Jamais les destinataires de l’alliance. Il faudrait tout de même se demander pourquoi nous pensons que ceux auxquels nous devons annoncer la proximité du Royaume seraient des loups ! Que nous soyons de ceux qui rendent toute grâce au Père de la profusion de la moisson, ceux qui font eucharistie pour la joie d’une mission surabondante.
- Un prêtre vient de se suicider dans le diocèse de Versailles. Drame d’une vie qui n’arrive plus à vivre. Drame révélateur d’une Eglise mortifère pour nombre de baptisés, prêtres ou laïcs. Seigneur, donne-nous ta vie.
- La guerre encore et toujours. Jour après jour, destruction de l’Ukraine, violence au Sahel et dans la Corne de l’Afrique, au Mexique, Rohingyas, migrants à Melilla et dans la Méditerranée. Seigneur, donne-nous ta vie.
- Notre communauté, si timide à être signe de vie dans les villages, pourtant, par certains d’entre nous, tellement engagée dans le souci des uns et des autres, vie accompagnée comme une flamme de bougie que nous protégeons des vents contraires. Seigneur, donne-nous ta vie.
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