Ci-dessous le texte d'une courte intervention lors d'une journée d'études à la Casa de Velázquez (Madrid) le 19 janvier 2015.
Célébration liturgique et genre musical
Célébration liturgique et genre musical
Un dialogue constant du Moyen Âge au temps présent
400 ans de l’œuvre
Saint Louis
L’œuvre Saint
Louis fêtait d’octobre 2013 à avril 2014 ses 400 ans. Une petite infirmerie
avait été voulue en 1613 pour accueillir les Français de Madrid, souvent d’assez
pauvres ouvriers, sans recours lorsque la maladie les rattrapait.
Au fil du temps, l’œuvre
s’est développée et réunit aujourd’hui un établissement scolaire de 1200
élèves, de la maternelle au bac, une résidence de personnes âgées d’une
soixantaine de studios, et la paroisse catholique francophone du diocèse de
Madrid.
Différents événements (conférences, célébrations,
réceptions, concert, publication, partenariats, dons, etc.) ont marqué cet
anniversaire. Il fallait aussi trouver un cadeau ! Il y en eut deux. Une
toile de Macha Chmakof, La Pentecôte,
alors que nous sommes en plein cinquantenaire du Concile Vatican II, et le Diptyque de Vincent Trollet. Mais
entendons-nous, lorsque je parle de cadeau, il ne s’agit pas de bibelots,
histoire de ne pas arriver les mains vides ; il s’agit d’offrir à la
communauté des fidèles des moyens pour ce qui lui tient à cœur autant que la
solidarité avec les plus démunis, sa prière.
400 ans de l’œuvre Saint Louis
Art et pastorale
Pour l’Eglise, commander une œuvre à des artistes aujourd’hui,
c’est d’abord compter sur leur engagement et leur générosité. Une paroisse, ou l’œuvre Saint Louis, n’ont pas les moyens
de payer à leur juste prix le travail des créateurs et des interprètes. On va mendiant,
on ose solliciter, s’appuyant sur les relations d’estime réciproque que l’on a
essayé de tisser. Les artistes comme tout homme ‑ leur vie, leur travail,
leurs activités ‑ sont ceux au service de qui l’Eglise a été postée par
son Seigneur, qu’ils soient croyants ou non, quelles que soient leurs opinions.
L’écoute et la marque d’estime sont des chemins privilégiés par où l’évangile
conduit l’Eglise.
Donner à voir, à écouter notre monde. L’artiste ne sait pas
mieux que les autres. Mais ce qu’il perçoit du monde, de l’homme, il le rend. A
écouter ou à regarder son travail on voit un peu de ce que l’on n’avait pas vu
ou entendu. Il ne suffit pas d’avoir des yeux pour voir ou des oreilles pour
entendre (Cf. Mt 13, 10-17) !
Il s’agit d’écouter d’abord, de voir. Se livrer aux sens. « Nihil est in
intellectu quod non sit prius in sensu. » L’adage médiéval explicite
ce qui en de nombreuses langues est plus qu’une homonymie, des sens au sens. L’art
par son adresse aux sens agit sur l’auditeur et, dans la liturgie, le dispose à
ce que célèbre l’assemblée. Malgré le peu de familiarité avec la musique
contemporaine, le Diptyque de Vincent
a, pour ce qui est observable, agit sur l’assemblée. Celle-ci, assez bruyante
lors de la clôture du 400ème anniversaire, avec de nombreux enfants,
a été conduite au silence par la musique tant pour entrer dans la célébration
que pour la communion. L’art ouvre aussi au sens ou pour le moins interroge,
convoque au sens, je veux dire, ce qu’est l’homme et sa vie.
Ne pas s’essayer à l’art contemporain (on n’y comprend rien,
ce n’est pas beau, c’est de la fumisterie, etc., etc.) c’est se priver d’une
offre ‑ et quelle offre ! une offrande ‑ pour entendre et voir
notre monde, ses joies, ses espérances,
ses tristesses et ses angoisses.
L’Eglise en ses membres n’est pas plus que la moyenne
attentive à l’art qui se fait, elle y statistiquement aussi fermée. Elle n’a cependant
jamais tout à fait déserté ce terrain. Ne serait-ce que parce que plusieurs des
siens étaient eux-mêmes artistes.
Ainsi j’ai demandé à Vincent d’écrire une musique. On aura
compris qu’il ne s’agit pas de donner un air de fête, de faire joli. Il s’agit,
de solliciter un sentir du monde (aisthesis)
pour prier. La musique au service de la prière, comme elle l’a si souvent été,
peut-être son lieu de naissance.
Musique liturgique
Doit-on parler de musique sacrée ? D’art sacré ? C’est
dangereux. L’agnus de la Messe du
couronnement de Mozart devient un air de la comtesse dans les Noces de Figaro. Le réemploi d’un
thème religieux dans une pièce profane existe aussi. Surtout, avec l’évangile,
la notion de sacré est mise en péril. Si Dieu se fait homme pour que l’homme
vive de sa vie, divine, la séparation, caractéristique du sacré et du profane,
est renversée. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre comment la plainte
d’une femme qui se découvre trompée puisse reprendre les mots de la
messe : toi qui enlèves le péché du
monde, prends pitié de nous (Cf. Jn 1,25). Cela n’en est que plus
bouleversant.
Parlons plutôt de musique liturgique. C’est moins
contestable. La musique liturgique a connu en France depuis cinquante ans une
évolution impressionnante. A la fin du second Concile du Vatican, déjà un peu
avant, il a fallu créer tout un répertoire. Evidemment, de l’immense travail de
création musical et littéraire, tout n’atteignit pas la qualité requise. Mais
aujourd’hui, l’on dispose d’un répertoire de qualité. Les Allemands, qui
avaient fait ce travail antérieurement, à cause ou grâce à la Réforme et l’usage
du choral, se trouvent devant un répertoire qui a beaucoup vieilli. Les textes
en particulier sont souvent poussiéreux, vieillots, porteurs d’une théologie
peu renouvelée. Les textes français, dans leur volonté de rejoindre l’actualité,
ont pu perdre très vite leur pertinence, trop datés. Mais de véritables poètes
ont contribué au répertoire ; je ne citerai que Patrice de la Tour du Pin,
Didier Rimaud, Marie-Pierre Faure.
D’un point de vue musical, plusieurs influences se sont fait
sentir, notamment celles du jazz et du spiritual, voire de la variété. Le style
rondeau, couplets-refrain, a été évidemment privilégié, plus facile pour une
assemblée, au risque de mettre en avant la chansonnette. Mais des compositeurs
se sont imposés, parmi lesquels Joseph Gélineau, Jo Akepsimas, Claude
Duchesneau et Jacques Berthier.
Avec le déploiement des communautés nouvelles, on ne peut
pas dire que le souci de la qualité littéraire et musicale ait été pris en
compte. Plusieurs compositions ressemblent davantage à l’exercice des veillées
scoutes où il faut chanter un texte sur la musique d’une comptine ; les
paroles sont ici tel verset biblique ou extrait du Catéchisme. L’absence d’isorythmie d’une strophe à l’autre rend l’adaptation
du texte à la musique hasardeuse, au mépris de la langue, des temps forts et
faibles, etc. Ont été quasi exclusivement retenues des harmonies simples, des mélodies
réconfortantes et entêtantes. Dans un monde souvent perçu comme hostile, s’imposent
le néo-byzantin, plus ou moins doucereux, aucune dissonance ; dans un
monde déchristianiser, il faut affirmer voire marteler la vérité. C’est le
règne de l’harmonie au sens le plus obvie, qui ne pose pas de questions et
rassure voire berce, des mélopées obsédantes qui s’imposent comme des rengaines.
(Cf. le vade-mecum pour la
composition de chants liturgiques diffusé en septembre 2014 par Mgr Aubertin et
le Service national de pastorale liturgique et sacramentelle.)
La musique contemporaine, après l’éclatement de l’harmonie
classique tout au long du XIXe, voire sa disparition avec le sérialisme, n’est
de fait pas d’un abord facile, tant techniquement qu’affectivement. Quelques
compositeurs cependant n’ont pas eu peur d’inventer des moyens pour qu’elle
puisse trouver place dans la liturgie et guider la prière, convaincus de ce que
ce qu’elle exprimait permettait à la prière de prendre chair, gorge et
intelligence. Je pense par exemple à Gaston Litaize, Christian Villeneuve, Marcel
Godard, Jean-Michel Dieuaide, Xavier Darasse, Henri Dumas, Jean-Louis Gand, etc.
La liturgie doit faire sien l’art qui s’invente aujourd’hui,
non seulement, comme je l’ai déjà dit, pour s’approprier un monde mais encore
pour que ce que nous vivons de ce monde devienne la chair de la prière. Est-ce
à dire que la variété aurait sa place à la liturgie ? Sans aucun doute, si
la variété n’est pas réduite à la soupe prédigérée et commerciale, mais est l’expression
d’une musique populaire. En ce qui concert la E-Musik, comme on dit en
allemand, cela suppose une éducation à l’écoute. Et l’Eglise a encore ce rôle à
jouer, accompagner les chrétiens et inviter tous ceux qui le souhaitent à
accéder à une expression poétique de l’existence. L’humanisation est
évangélisation, et sans la poétique du sens, la lecture des Ecritures est quasi
impossible.
Le compositeur pourra, ainsi que Vincent l’a fait, réserver
une partie assez simple à l’assemblée et utiliser des musiciens, choristes ou
instrumentistes, professionnels ou non, pour articuler son langage propre.
La liturgie selon Vatican II
Pour composer aujourd’hui de la musique liturgique, on ne
saurait ignorer ce qu’est la liturgie catholique d’aujourd’hui, son abandon de facto du latin et l’usage des langues
vernaculaires, mais plus encore sa théologie, notamment la participation active
des fidèles.
La liturgie a été grandement retravaillée depuis cinquante
ans et le décret conciliaire Sacrosantum
concilium du 4 décembre 63. La restauration la plus centrale me semble
résider dans la participation active des fidèles (SC 11, 14, 30-31) et du rôle privilégié du chant pour cette
participation. On n’assiste pas à la messe ; elle est l’action de peuple (liturgie)
de Dieu. La prière n’est pas un acte d’individus, même rassemblés. Le modèle de la prière est la prière communautaire, à
commencer par la célébration eucharistique. En conséquence, le prêtre ne
célèbre pas la messe et encore moins sa
messe ; c’est l’Eglise qui célèbre l’eucharistie, « les fidèles
offrant la victime sans tâche, non seulement par les mains du prêtre, mais
aussi ensemble avec lui » (48). Le « nous » de la prière
eucharistique, et de toute liturgie, est celui de l’assemblée.
Je retiens de la
Présentation générale du Missel romain (2003) ce qui concerne le chant d’entrée
et le processionnal de communion, puisque ce sont les deux pièces que Vincent a
travaillées.
« Le but de ce chant [d’entrée] est d´ouvrir la
célébration, de favoriser l´union des fidèles rassemblés, d´introduire leur
esprit dans le mystère du temps liturgique ou de la fête, et d´accompagner la
procession du prêtre et des ministres. » (n°47) « Pendant que
le prêtre consomme le Sacrement, on commence le chant de communion pour
exprimer par l´unité des voix l´union spirituelle entre les communiants,
montrer la joie du cœur et mettre davantage en lumière le caractère "communautaire"
de la procession qui conduit à la réception de l’Eucharistie. Le chant se
prolonge pendant que les fidèles communient » (86). Le chant de communion
est donc un processionnal, qui n’exclut pas une pièce ensuite, mais qui n’est
lui nullement optionnel.
Doit être repris par le chant ce que dit la prière
eucharistique, comme un des moyens de la participation active des fidèles.
« Quand nous serons nourris de son corps et de son sang et remplis de l’Esprit
Saint, accorde-nous d’être un seul corps et un seul esprit dans le
Christ. » (PE III)
A propos de la langue, il importe que le texte soit compris
et pour cela que le génie de la langue soit respecté. Il ne s’agit pas ici d’un
seul tridentinisme, mais surtout et encore de la possibilité de participer. La
parole et la Parole de Dieu doivent être comprises, même si la liturgie, et
encore moins l’art, ne se réduisent à une compréhension notionnelle.
« Ma première conviction, disait Marcel Godard en 2007,
est que le chant liturgique ne portera son fruit d’action de grâce ou de
supplication que s’il est lié à la Parole, comme une main est liée à l’autre. À
tel point qu’il faudrait presque dire que la Parole est la main principale et
la musique la main secondaire qui est là pour informer l’autre, la dilater, la
colorer, la rendre lyrique. La musique du chant liturgique joue un rôle de
servante. Ma deuxième conviction est que la langue française a son génie
propre. L’accent n’est pas à confondre avec l’appui rythmique, celui de la
scansion, qui est détestable s’il est exagéré. "Le ridicule de la
scansion, a écrit Paul Valéry, est de réduire la musique à la barre de mesure
quand la musique consiste à faire oublier la mesure". L’accent, lui,
soulève le mot, rend expressif les groupes de mots. Il n’est pas pertinent (i.e.
immuable). Sous l’effet de l’émotivité, de la persuasion, de la conviction, l’accent
peut se déplacer. Il sera souvent l’accent d’attaque, comme chez Paul Claudel
et Arthur Honneger. Ma troisième conviction est que les présupposés essentiels
à toute création liturgique sont une Eglise vraiment évangélique, une vie
communautaire engagée, une foi désinstallante, le courage et la spontanéité de
l’expérimentation. » (Interview donnée à la revue Caecilia)
On devra ensuite, autant que possible, montrer l’unité
organique de la liturgie qui n’est pas une
succession de rites ou de rubriques. La liturgie n’est pas une chose
sacrée de laquelle le peuple doit se tenir éloigné. Elle
est l’action, structurée de façon dynamique, dans laquelle la parole devient sacrement (St Augustin). Les Ecritures ne
sont pas une préparation plus ou moins optionnelle à la consécration ; la liturgie de la parole (SC 24, 35, 51-52, 56, 90-92) constitue une partie d’un
unique acte de culte, auquel doivent aussi concourir les chants (SC 30, 112-121), gestes, monitions et
prières. Les deux moments que prend en charge le Diptyque de Vincent souligne l’unité de l’acte liturgique
eucharistique. Le fait de faire entrer les choristes au début de la procession des ministres, tout en chantant, appelle la procession de l’assemblée qui pareillement s'avancera, pour recevoir la communion.
Voilà dans quel esprit j’ai dialogué avec Vincent, que je
remercie d’avoir accepté d’entendre ces impératifs théologiques et pastoraux,
pour que sa musique trouve place dans la liturgie, et plus encore, se fasse
l’expression de la prière de l’assemblée ou donne à l’assemblée de participer
activement à la prière de l’Eglise.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire