Nous n’en pouvons plus des injustices, du mal, de la misère.
Le prophète Isaïe que nous lisons pendant l’avent, dans une superbe poésie,
appelle la réconciliation de la création. Dans la foulée, les disciples du
Baptiste interrogent Jésus : « Es-tu celui qui doit venir ou
devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11, 2-11) Ceux qui souffrent
attendent celui qui relève. Ils n’en finissent plus d’espérer pouvoir simplement
se réjouir de vivre, jouir de la gratuité, celle du sans-pourquoi de la rose
qui fleurit, se rassasier de la profusion de vie source de vie (comme Thomas
parlait du bonum diffusivum sui).
« Le désert et la terre de la soif, qu’ils se réjouissent ! Le pays
aride, qu’il exulte et fleurisse comme la rose, qu’il se couvre de fleurs des
champs, qu’il exulte et crie de joie ! » (Is 35)
Faudrait-il attendre le jugement dernier pour qu’une récompense si ce n’est une revanche rende supportable, en attendant, l’horreur ? Isaïe parle de vengeance. Mais peut-on s’accommoder de l’horreur en attendant, jusqu’à la trouver supportable ? Ne serait-ce pas pactiser avec le mal, refuser d’en voir le gouffre d’iniquité, la somme des violences, la négation de tant de d’hommes et de femmes ? De surcroit, peut-on lire dans l’Evangile une théologie de la rétribution et de la vengeance ? C’en serait fait de la miséricorde.
Nous en appelons au jugement décisif, non radical au mal prononcé par Dieu de toute éternité, révélé à l’extrême, celui de l’amour, au Golgotha. Le jugement dernier n’est pas à venir. C’est maintenant (Jn 12, 31) et le verdict est tombé : « Dieu a tant aimé le monde. » Le combat apocalyptique est engagé : il est la conséquence de l’amour inconditionnel de Dieu pour le monde. On ne peut opposer miséricorde et jugement. L’amour sans limite de Dieu et le non radical au mal sont l’unique et décisif jugement. Aimer, pour Dieu aussi, c’est dire non au mal, c’est lutter contre le mal.
Si le pardon sans justice est une escroquerie, violence de plus, violence au carré de l’exhaussement du bourreau et piétinement des victimes, la rétribution est la condamnation de tous ‑ « pour les hommes c’est impossible ». Dieu lui-même perd tout à être le grand ordonnateur des règlements de comptes. Est-il grâce, oui ou non ? Est-il justice, oui ou non ? Si c’est non, l’athéisme, le rejet de Dieu, aussi décisif qu’un jugement dernier, s’impose.
Comment penser la justice et le pardon, l’amour et le droit ? Jetant du temps dans l’éternité, nous faisons de la vision de Dieu au moment de la mort l’instant où tout se joue comme si ce qui a été vécu en ce monde ne valait rien. Thérèse de l’Enfant Jésus, avec son histoire de verres aux volumes différents, tient ensemble la miséricorde salvatrice qui remplit à ras bord tous les verres, et la justice qui fait la taille des verres selon ce que chacun vit.
Nous connaissons des situations où l’on pratique dans le même mouvement la justice et le pardon, le non radical, sans concession, au mal, et le pardon. Nous savons comment les parents aiment leurs enfants en disant non au mal qu’ils sont capables de commettre. Nous savons comment les condamnés pour avoir commis le mal ne peuvent se relever et de leur peine et de leur faute que par la sollicitude des autres. Une famille qui abandonne un détenu, un détenu qui dissimule sa situation à sa famille pour ne pas risquer d’être exclu, c’est encore plus d’obstacles pour se relever, ressusciter. L’amour plus que tout, la miséricorde, permet au coupable de prendre la mesure de sa faute, de l’assumer, de lui survivre, - ce que ne peut faire un jugement au tribunal. Aimer, voir le frère en tous, c’est aimer avec et malgré le mal commis. On n’aime pas les frères à ne pas dire non au mal, à le dissimuler. C’est pour ne pas être réduits au mal que nous ne pouvons omettre notre mal : bien que mien, je ne le suis pas.
Le pardon n’est jamais un droit parce qu’il relève du don, de la grâce. Il ne peut qu’être imploré, espéré. Le sacrement n’y donne pas un accès automatique. Ce qui est sûr, c’est la bonté et la justice de Dieu. Que l’on n’aille pas opposer justice de Dieu et justice des hommes, aussi imparfaite soit-elle. Le jugement dernier se déroule dans le sanctuaire de la conscience qui reconnaît le non de Dieu au mal. Cette reconnaissance est action de grâce, eucharistie, entrée dans la supplique du pardon et dans l’accueil de ce pardon. La vie éternelle, ce n’est pas (d’abord) après la mort, mais maintenant, vie maintenant avec Dieu.
Le non de Dieu au mal et aux injustices est miséricorde pour les victimes d’abord ; mais aussi pour les coupables. Dieu voit la misère avec le cœur, mal commis, misère subie. Plus que les parents et ceux qui aiment, Dieu est pardon et justice. Tout coupables que nous soyons, nous sommes aimés ; ainsi Dieu sauve notre humanité de notre bestialité, refuse que nous soyons réduits à la bête. La victime que le coupable a voulu éliminer comme une bête, « un ver pas un homme » est relevée, déjà par la justice de ceux qui témoignent pour elle. Combien plus par l’amour qu’est le Dieu de Jésus…
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