16/12/2022

Victimes et conception de Dieu

Quelques lignes de James Alison, Le péché originel à la lumière de la Résurrection, Cerf, Paris 2009, pp. 107-109

« Après la résurrection, l’enseignement moral de Jésus et son enseignement sur l’apostolat purent être compris non plus comme des « faits » de sa vie sans relation avec sa Passion, mais comme structurés par la même intelligence de la victime qui l’avait conduit à sa Passion. […] Le Sermon sur la montagne peint un tableau de la béatitude en tant que liée aux choix d’une vie non complice de la violence et du pouvoir qui régissent le monde, et va jusqu’à manifester une solidarité avec ceux qui comptent pour rien dans le monde même si cela doit entrainer une mort par victimation à cause de ce parti pris. Un passage parallèle aux Béatitudes ‑ la parabole des brebis et des boucs (Mt 25, 31-46) ‑ montre la même intelligence à l’œuvre : le jugement divin est entièrement refondu en termes de relation humaine aux victimes, indépendamment des credo ou des appartenances à un groupe quel qu’il soit. La seule relation qui compte dans le jugement est la relation à la victime. […] Jésus offre une série d’enseignements sur la façon de briser les rets de la réciprocité violente (en parcourant le deuxième mille comme il est dit dans Matthieu 5, 41, etc.) Cette liberté, quand elle est vécue, nous permet de vivre dans la gratuité notre relation aux autres, même s’ils nous victimisent.

« Pour éviter que ces observations ne ressemblent à une stratégie pour faire face à un monde mauvais ou à une forme ou une autre de paranoïa, insistons sur le fait que la perception des disciples après la résurrection était que Jésus possédait cette intelligence depuis le commencement, mais aussi que le don de soi, la gratuité, étaient antérieurs à l’intelligence. En d’autres termes, Jésus pouvait enseigner l’intelligence de la victime parce que sa conscience humaine n’était pas formée dans la violence, mais pacifiquement donnée et reçue. Ainsi put-il vivre sa vie dans le don de soi, et ce fut le don de soi qui lui permit de comprendre l’intelligence de la victime et d’interpréter les Ecritures juives en fonction de cette perception centrale. […]

« Les disciples perçurent dans cette gratuité en quoi toute la vie de Jésus était un don, et surent retrouver le sens de cette gratuité dans les récits qu’ils firent de son histoire dès avant son ministère et sa Passion. […]

« La première des deux ruptures clefs permise par l’intelligence de la victime, est une nouvelle perception des humains en tant qu’ils sont formés par la violence, et de la victimation comme fondement constitutif de la conscience humaine. Le second ‑ qui procède du premier ‑ est la rupture dans la perception de qui est Dieu. Dès lors qu’il devient possible de concevoir les humains comme constitutivement violents, il est possible aussi de comprendre Dieu comme entièrement sans violence. Ce qui permet à l’intelligence de la victime d’être appliquée à la culture humaine est le don de soi entièrement gratuit de Dieu, qui lui est antérieur. Ainsi pouvons-nous découvrir comment il fût possible de découvrir Dieu comme Amour (1 Jn 4, 7-11) il était nécessaire que la victime humaine fût révélée. Seule la révolution opérée par l’intelligence de la victime a rendu cette compréhension possible. Que Dieu est entièrement sans violence, que Dieu est Amour, c’est la découverte rendue possible seulement par le fait que Jésus s’est offert à la mort, et donc la découverte que notre conscience de Dieu avait jusqu’alors été distordue par notre complicité dans la violence : une violence non reconnue et transférée ou projetée sur Dieu. La distorsion est abolie. Aussi l’intelligence de la victime agit-elle de deux façon : en révélant l’être humain et en révélant Dieu, simultanément. L’intelligence de la victime est en même temps la démythification définitive de Dieu et la dé-tromperie définitive de l’être humain. […] Dieu est don de soi entièrement et purement gratuit, ce qui lui donne, au sein de l’humanité, l’apparence d’une victime humaine morte, et nous dit de notre relation à Dieu que nous lui sommes reliés comme à une victime humaine morte ; soit dans une complicité ignorance dans la victimation, soit, désormais, dans le commencement d’une solidarité pénitente. »

 

 

J’exprime bien des réserves vis-à-vis de ce que je connais de la théorie du désir mimétique de René Girard et, partant, de l’utilisation théologique qu’en fait James Alison. L’insistance sur la violence et le statut de victime déconnecte de trop, par exemple, la vie de Jésus de sa Passion. Sa Passion n’est pas plus que le reste de sa vie l’expression du sens de son existence. Elle s’inscrit dans la même logique, suivie jusqu’au bout, eis telon. Donner sa vie ne signifie pas être victime, parce que donner sa vie, c’est la jouissance de l’existence pour les autres, et que lorsque l’on est victime, on n’a pas le choix de donner sa vie, on vous la prend.

Ou bien encore, inscrire la violence comme constitutive de l’existence humaine est justifié. Mais ce n’est pas le seul élément constitutif de l’humain. La gratuité, dans notre expérience, avant d’exprimer l’être de Dieu ‑ ce qu’on appelle la grâce ‑, l’est aussi, de l’accueil que reçoit le nouveau-né (du moins le plus grand nombre d’entre eux) à la douceur avec laquelle sont accompagnés jusqu’à la mort ceux que nous aimons (du moins nombre d’entre eux). Plutôt que de penser un curseur de zéro violence à son maximum, inversement au curseur de la gratuité, il y a dans le même temps, gratuité et violence, et les deux peuvent s’exprimer au paroxysme simultanément.

Ou bien encore ; il n’y a pas que le Dieu de Jésus pour apprendre à lire l’existence humaine du point de vue des victimes. La Shoah a joué ce rôle par exemple pour certains historiens dans leur manière d’écrire l’histoire et la Croix n’a pas permis que les disciples dans leur ensemble renoncent à la violence que l’on appelle Shoah. Les disciples pourront dire qu’il y a une différence de nature et non seulement de degré avec le renversement évangélique. Je ne crois pas dans l’Esprit de Jésus un concours à qui est le plus fort… en petitesse. La mort de Jésus n’est pas plus ignominieuse que bien d’autres. Ce qui la fait d’une autre nature, c’est ce qu’elle manifeste de l’engagement de Dieu.

Cela dit, chez l’anthropologue comme chez le théologien, on trouve nombre de propos fort suggestifs. Qu’il y ait ou non une théorie de la violence, la prise en compte de la violence comme point de départ qui accompagne toute la réflexion est absolument décisive pour l’anthropologie comme pour la théologie. C’est ce qui me fait trouver les lignes qui suivent extrêmement pertinentes. Lorsqu’Alison parle de victimes, il ne pense pas explicitement à ceux qui ont été massacrés par les pédocriminels. Ses mots n’en sont pas moins justes aussi pour eux.

Il s’agit de lire la réalité du point de vue des écrasés par la violence. C’est le regard pour lequel opte Jésus dès le début de son ministère et que la Croix couronne. Luc ouvre son évangile par le renversement de perspective du Magnificat. Jésus subvertit le monde jusque dans la conception qu’il se fait de Dieu. C’est cela la cause de son assassinat, tant politique que théologique (d’où le côté bifide des accusateurs, Romains et Judéens). La crise de la pédocriminalité est connexe de celle de la dogmatique. Ce qui se joue pour que l’Eglise soit une maison sûre, ce n’est pas seulement une lutte contre les délits et les crimes, c’est une reprise complète de l’enseignement, ce que l’on appelle doctrine.

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