Le dernier livre de P. Manent, Situation
de la France, DDB, Paris 2015 avait attiré mon attention. En fait, il ne s’agit
pas de la situation de la France, mais de la place que peuvent y tenir les
musulmans.
1. Le
texte entend proposer des solutions pour de sortir de l’impasse dans laquelle se
trouvent la République et l’Islam en France.
Il ne s’agit pas seulement de reconnaître aux citoyens qui sont de
confession musulmane mais à la communauté musulmane en tant que telle une
reconnaissance à la hauteur de ce qu’elle représente.
La laïcité, telle qu’elle est aujourd’hui
entendue, à savoir un strict cantonnement du religieux dans le champ privé, est
totalement inadéquate pour donner à nos concitoyens musulmans une
reconnaissance à laquelle ils ont droit et à laquelle leur religion les
lierait.
Il est patent que l'Islam n'a pas trouvé sa place
en France, en ce sens n’est pas accueilli, ou mal, ou peu.
Le livre a été écrit après les attentats de
janvier 2015 (cf. chapitre 1) et sort un mois avant ceux de novembre. Ce
contexte jette une ombre désagréable sur la réflexion. La question de l’Islam
en France aurait-elle un rapport avec la violence terroriste ?
2. Le
texte s’ouvre par une distinction, voire une opposition (p. 23) :
« Je crois que l’on peut résumer sommairement mais impartialement les
choses en disant ceci : tandis que "pour nous", la société est
d’abord l’organisation et la garantie des droits individuels, elle est
"pour eux" d’abord l’ensemble des mœurs qui fournissent la règle
concrète de la vie bonne. »
Je ne suis pas convaincu qu'il y ait d'une part
l'éthos de nos sociétés occidentales, centré sur la légitimité de toujours plus
de droits pour les individus au risque d'effacer le souci du bien commun, et un
éthos issu de la culture musulmane, qui privilégie un impératif éthique
communautaire reçu d'une tradition religieuse. La ligne de partage entre deux
éthos passe à travers la République telle que nous la vivons comme à travers
l'Islam.
Ainsi, y a-t-il plutôt des citoyens qui ont
envoyé balader les certitudes parce qu'elles ne sont jamais certaines
contrairement à ce que leur nom prétend, au risque de se perdre dans le
nihilisme, et des membres d'une ou de sociétés traditionnelles qui veulent
encore un fondement, une vérité solide, au risque de l'autoritarisme.
Il y a des musulmans, en France, qu'ils soient
français ou non, mais aussi dans les pays arabo-musulmans qui veulent secouer le
joug de cet autoritarisme. Ils sont souvent persécutés dans les pays
arabo-musulmans. Ils sont peut-être la majorité de ceux qui habitent en France.
Il nous faut apprendre à vivre dans un monde
sans repère évident, dans un monde du pluralisme, et (faire) croire, comme s’y
emploient tant Nicolas Sarkozy que Marine Le Pen à l'homme providentiel, le
héros dont la France aurait besoin, est coupable.
3.
Un fond de
racisme ?
On lit page 155 : « Clercs et laïcs
serrent les rangs et cherchent refuge dans la forteresse catholique, rétrécie
et ébréchée, certes, mais qui a encore de quoi faire route longtemps dans des
sociétés européennes désormais déchirées entre l'archaïsme des mœurs musulmanes
(sic !) et le nihilisme des mœurs occidentales. » Condescendance de l’homme
blanc, qui lui, n’est pas archaïque mais fils du progrès, il est vrai, lui en
pleine décadence avec le nihilisme de ses mœurs.
Le « pour nous », qui n'aurait rien à
voir avec le « pour eux » de l'Islam, devrait donc négocier avec
l'Islam pour mieux l'accueillir.
Ce qui est surprenant, c’est que si la laïcité
est dénoncée dans son inefficacité pour gérer la question de l’Islam en France,
c’est une différence d’éthos qui est avancée comme le problème et non un racisme
ordinaire envers certains immigrés. Je ne crois pas avoir lu une allusion à l’histoire
des relations de l’Europe avec le monde arabo-musulman. Est-on bien sûr que la
question qui fait problème soit celle de l’ethos lié à la religion musulmane ?
Le « pour eux », « pour nous », factuellement discutable, n’est-il
pas, qu’il le veuille ou non, déjà marqué de racisme ?
L'Islam n'est pas à accueillir, il est chez lui
en France, autant que « nous » ! Le droit du sol n'est-il qu'une
fiction juridique (vous êtes français sur vos papiers, mais pas vraiment dans
les faits) ou une réalité ? Ce n’est pas pour rien que certains veulent
revenir sur le droit du sol. Y aurait-il diverses sortes de citoyens, selon
qu'ils sont d'origine judéo-chrétienne ou autres ? Laisser entendre le
contraire me semble raciste et source de la détérioration ou de l’impossibilité
du lien social que le livre voudrait permettre !
Naître Français, que l’on naisse dans une
famille de tradition musulmane, judéo-chrétienne, athée, ou autre est suffisant
pour être français. C’est à le contester que l’on crée le problème de l’intégration.
Car l’intégration ne va pas à sens unique, d’eux vers nous (ils doivent se
faire à nos mœurs), mais de chacun vers l’autre (nous devons apprendre à vivre
ensemble et cela changera les uns et les autres). Naître français suffit à être
français, et il n’y a pas à s’intégrer au sens où les musulmans seulement
devraient s’adapter, c'est-à-dire devenir ce que nous sommes ! (Ce que dit
d’ailleurs P. Manent.)
Il faut d’abord dénoncer une injustice sur le
traitement de l’Islam en France avant de proposer des solutions.
4.
Et il y a en
France des tas de gens d'origine athée ! Le livre n’en parle quasiment
pas.
La France judéo-chrétienne est une fiction qui
prise au premier degré est une fumisterie. La France est aujourd'hui, et depuis
quelques siècles déjà, athée, indifférente, païenne. Elle n'est aujourd'hui
plus chrétienne, ou alors très minoritairement. Le christianisme n'est plus une
civilisation si jamais cela l’a été ou plutôt si c’est une civilisation, alors
ce n’est pas la foi chrétienne. La foi et l’évangile, c'est une suite du
Christ., hic et nunc. Chrétiens par
ses grands parents, cela ne veut rien dire. T'es disciple de Jésus, oui ou non
? Et que tes aïeux l'aient été ne dit rien de ta qualité de disciple, d'athée,
ou d'adepte d'une autre religion. Le christianisme, dans nos pays, n'est plus
héréditaire, clanique. Penser le contraire, c’est finalement aspirer au type d’éthos
de « pour eux », c’est sortir de la séparation du théologique et du politique.
Petite confirmation de ce que la distinction des deux éthos ne passe pas entre
les religions mais en leur sein.
Réactiver le judéo-christianisme relève de l’idéologie,
une idéologie funeste. Et j’ai du mal à voir en quoi cela serait la solution. D’une
part, une partie des catholiques, cela a été suffisamment reproché comme
collusion des religions, voit dans les positions du « pour eux » une
chance pour lutter le « nihilisme des mœurs occidentales ». D’autre
part, la foi risque de mener à une critique dans la ligne que je propose ici.
La foi commande l’accueil, inconditionnel. Oui, la France de 2015 n’est plus un
royaume catholique ni la République de 1905, laïque et/mais encore chrétienne.
Elle est changée par le pluralisme. L’Islam en France met en évidence que le
problème, c’est la non-reconnaissance de ce pluralisme.
La foi en Jésus ne peut mettre de condition à
l'accueil, qui plus est de qui est chez lui. Accueillir avec des conditions,
est-ce accueillir ? Je t’accueille à condition que tu penses comme moi.
Est-ce accueillir ? Le disciple exhorte au respect des frères tout homme,
qu'il soit athée, agnostique, musulman, chrétien, anciennement chrétien, etc.
La loi de 1905 a peut-être plus de ressources
que ce qu’on imagine. P. Manent n’en parle pas même ! On cite beaucoup l’article
2, mais très peu le 1er qui, pardon pour le pléonasme, est premier,
reconnaissance de la liberté de conscience, en l’espèce de la liberté de culte.
(Le Protestantisme est quasi ignoré, il y a deux
mentions je crois des évangéliques à l’américaine.)
5.
Faut-il un
Etat plus fort ?
P. Manent estime que l’Etat n’est plus assez
fort pour imposer une idéologie fédérative ; c’est pourquoi il invite au
sursaut du judéo-christianisme et particulièrement des catholiques qui, malgré
leur marginalisation en tant que communauté, demeurent comme tels, au centre de
la République (c’est le chapitre 18). Le jugement porté sur les mœurs des
sociétés occidentales est fort négatif, nostalgie d’un temps où il en allait
autrement. En outre, la critique de P. Manent quant à l’Europe me paraît très
proche de celle des populistes. Je préfère quant à moi, pour cette crise des
institutions de gouvernement, les travaux de Pierre Rosenvallon. Je me permets
de conseiller sa conférence à HEC http://plus.franceculture.fr/le-desenchantement-democratique-par-pierre-rosanvallon
6.
L’analyse
ignore totalement la dimension économique.
Marx est enterré. (On ne confondra pas l’analyse
de Marx et les totalitarismes qui s’en sont réclamés.) Mais enfin, la politique
et la sociologie ne peuvent se penser seulement institutionnellement. C’est
toujours aussi une affaire d’économie. Faisons le pari. Si on sort les
banlieues du mépris dans lequel on les tient et de l’inégalité où nous les
laissons, le communautarisme musulman diminue de façon drastique, l’« intégration »
se fait sans grand heurts. Alors, si c’est un mensonge, à juste titre dénoncé
par Manent, de faire croire que l’ignorance de l’Islam résout le problème de l’Islam
(bon, il n’y avait pas de quoi faire un bouquin sur pareille lapalissade), c’en
est un autre que de refuser de prendre en compte une des causes (principales ?)
du problème.
(On pourrait aussi dire que tant que le droit
de vote est refusé aux non-français vivants en France depuis longtemps, le
communautarisme sera la stratégie pour s’exprimer de ceux à qui on en refuse la
possibilité.)
La question de l’Islam en France est en grande
partie la revanche des pauvres, le retour du refoulé, comme dirait Certeau.
Mais P. Manent écrit l’histoire du côté des vainqueurs qui se rendent compte qu’ils
ne le seront plus très longtemps. Son mérite est d’arrêter de faire l’autruche
un peu plus tôt que d’autres.
(Il est vrai, sur un point, la dimension
économique est envisagée à travers les subventions des pays arabes aux
associations musulmanes. Mais n’est pas envisagé comme une injustice, au mieux
comme une anomalie, une conséquence de l’histoire, que la loi de 1905 ne s’exerce
pas de la même manière pour les musulmans que pour les juifs, les catholiques
et les protestants.)
7.
Le texte me
paraît profondément réactionnaire
L’arrivée d’immigrés change forcément l’équilibre
du pays de destination. Il ne s’agit pas d’intégrer, mais de construire
ensemble, avec les musulmans en l’espèce et notamment, l’éthos que nous
souhaitons. Qui sommes-nous pour exiger quelque chose sans dialogue ? Pour
qui nous prenons-nous ? La supériorité occidentale ? Nous avons à
construire une république du dialogue, une éthique communicationnelle dirait
Habermas.
Réactionnaire parce que fondamentalement, P. Manent
n’a pas fait le deuil de la fin des principes qui s’imposeraient d’eux-mêmes,
le deuil du savoir absolu comme dirait Ricœur. C’est fini cela. Nous sommes
dans le monde de la dissémination du sens, infinie. La question posée par l’Islam
est celle de la vie avec l’autre, l’autre différent, l’autre qui parfois à des
manières de vivre, de penser notamment la polis, fort différentes voire
contraires. On aurait aimé que soit appelé à la rescousse la pensée de l’hospitalité
d’un Derrida ou l’éthique de Levinas et de Derrida.
En dehors de la responsabilité, du souci de
l'autre, de l'hospitalité, on ne trouvera pas la paix. L'antique « Qu'as-tu
fait de ton frère ? » fait sens pour les uns comme pour les autres,
ce me semble, dans la civilisation traditionnelle comme dans la société sans fondement.
La fraternité est un travail de chaque jour, jamais gagné, toujours à
recommencer, parce que c'est tellement plus simple de penser à soi d'abord, à
ses intérêts, qu'à notre responsabilité les uns pour les autres.
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