10/03/2023

La fraternité qui libère (3ème dimanche de carême)

« Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. » (Jn 4) Le texte ne permet pas de savoir ce que Jésus a dit. Le seul élément qui corresponde à ce qu’a fait la femme et que Jésus relève est l’affaire des maris : « Tu as raison de dire que tu n’as pas de mari : des maris, tu en as eu cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; là, tu dis vrai. » Cela ne fait pas « tout » ce que la femme a fait !

Ce n’est donc pas dans l’échange entre Jésus et la femme qu’il faut chercher le « tout » de ce qu’elle a fait. Ce « tout » ne consiste pas en des énoncés mais dans un échange de paroles, particulièrement mis en évidence par la situation ; la probabilité est quasi nulle d’un tel échange, entre une femme, samaritaine, que le texte n’hésite pas à faire passer pour une personne de petite vertu, et un Juif, homme, pieu. Lorsque Jésus dit « tout » ce qu’elle a fait, ce n’est pas un contenu, mais une parole échangée, confiée, confiante. En disant « tout » sans en parler, Jésus n’impose aucune mise à nue accusatrice. Il ne démasque pas le mal et les petits arrangements avec la vie, d’autant qu’il s’agit d’intimité, de sexualité. Cela n’intéresse pas Jésus qui respecte son interlocutrice. Son regard n’est ni celui de l’inquisiteur, ni celui du juge d’instruction, ni celui du confesseur indélicat.

La rencontre avec Jésus est une expérience de vérité. Il est en vérité devant et avec la femme et cela la conduit ‑ parce qu’elle est prise au jeu ‑ à la vérité sur elle-même, Parce qu’il est en vérité, il lui permet de l’être. Même s’il a si peu dit de la vie de la femme, Jésus a « tout » dit. « La vérité vous rendra libre », « vous libérera », dit le même évangile (Jn 8, 32)

Beaucoup font cette expérience, mais je constate que les personnes détenues ont parfois une longueur d’avance sur les autres. Lorsque sa vie est exposée dans les moindres détails au tribunal, lorsque les faits sont établis et qu’il devient vraiment difficile de les nier ‑ certes, il existe une amnésie traumatique pas seulement pour les victimes, mais aussi chez les coupables tant il est inconcevable d’avoir commis cela, tant il est impossible de vivre avec ce que l’on a fait ‑ lorsqu’un frère, une sœur, de surcroît, accepte de regarder sans juger, alors il arrive ‑ je l’ai vu plusieurs fois ‑ une sorte de liberté malgré la cellule.

Si c’est Jésus qui nous permet d’être en vérité, si c’est lui ‑ avec les médiations nécessaires, évidemment ‑ qui nous dit « tout » ce que nous avons fait et nous permet de nous regarder en nous aimant, humblement, comme n’importe quel membre de son corps, alors, la vie est force. Ce n’est jamais définitivement joué, c’est à reprendre jour après jour, mais c’est la vie. La femme de Samarie est dévoilée, n’a plus rien à cacher, parce qu’elle est en vie. Dévoilée et sans honte, ce que le Jardin des délices raconte, Paradis !

J’ai reçu une lettre d’un détenu cette semaine. Il me dit de ne pas m’inquiéter à son sujet. Ce n’est pas que je m’inquiète, mais je sais que la vie carcérale n’est pas une vie. Mais je sais que la conscience du mal commis a de quoi mettre à terre. Comme beaucoup, comme la femme près du puits, il fait bonne figure : « Ne t’inquiète pas ! »

Il poursuit : « Moi aussi, j’aime la fraternité avec les détenus et surtout les aumôniers. » Dans la rencontre advient ce que Jésus et la femme ont vécu : la fraternité. Jésus ne prend pas possession de cette femme, à la différence des maris. Il la considère pour elle, non comme objet ; alors elle existe sans dissimulation. Nous y sommes, elle existe en vérité ; on comprend qu’elle ait l’impression que Jésus lui ait dit « tout » ce qu’elle avait fait. Jésus instaure avec elle le royaume, la fraternité, et elle vit, et elle a hâte de le présenter à ceux qui lui sont chers, ses familiers. Eux aussi pourront accéder à la vérité, la liberté, la vie.

Avec Jésus, c’est une affaire de fraternité, en vérité. La fraternité effective, voulue, dont on prend soin, est expérience, possibilité, occasion de vérité, et partant, de liberté ; La fraternité permet à nos eucharisties de n’être pas des actes religieux mais la source et le sommet de l’existence. « Va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande. » (Mt 5, 23-24)

La femme de désir passe de la séduction (les corps chauds en plein midi, l’eau fraiche qui leur donne bien-être et plaisir) à l’amitié, d’égal à égal, fraternité des fils et filles d’un même Dieu et père. Le regard de Jésus permet à la femme, et à nous, d’exister pour de vrai, sans mensonges, à commencer les mensonges que nous nous disons à nous-mêmes.

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