Pajtim Statovci, Bolla, Les Argonautes, Saint-Germain-en-Laye, 2023
Coup de poing dans le ventre, impossibilité de respirer, comme cela est plusieurs fois raconté dans le roman, Bolla raconte l’ordinaire des jours et du mal. Ce mal, c’est la guerre, et l’on n’y peut peut-être pas grand-chose. Ce mal, c’est ce que nous faisons de nos vies. Pas sûr que nous ayons plus d’emprise.
A la fin du premier tiers du roman, la question du bonheur. « Tu es heureux, demande-t-il ensuite. » Les toutes dernières lignes pourraient apporter la réponse, ou plutôt faire entendre un écho : « et, la nuit venue, se faufiler dans sa caverne où cela va se coucher après son harassante journée ‑ un jour heureux, cela suffit ; / car la terre où cela fait alors sa demeure, vois-tu, c’est la terre des rois »
Tout, ou presque y passe : la violence sexuelle contre les mineurs, la violence conjugale, l’obligation « naturelle » de se marier et d’avoir des enfants, les désirs qui nous maîtrisent plus qu’on ne les soumet, l’exil, la prison, la migration, etc. On ne pourrait donner cadre beaucoup plus réaliste à la fiction !
Est-ce cathartique ? Sans doute puisqu’il s’agit d’une vieille légende. Et avec elle, la légende inaugurale : un serpent, le mal, un désir, un dieu qui semble bricoler. Le souffle coupé, peut-être, peut-on apprendre à respirer. On sait au moins que l’air est précieux.
⁘
- Tu es
heureux ? demande-t-il ensuite, de manière un peu surprenante, par-dessus la
balustrade.
- Je ne sais
pas.
- Moi non
plus. Mais je ne sais pas non plus si j’ai déjà rencontré quelqu’un d'heureux.
- Sans
doute.
- Mais moi,
je suis heureux, en tout cas des fois, ça je le sens, dit-il, et il se retourne
pour me regarder.
- Oui, moi
aussi. C’est quelque chose.
- It is
something, répète-t-il avec un toussotement, et il me lance un regard
fatigué.
- C'est même
beaucoup, en fait, dis-je.
Les yeux de
Miloš brillent tant
que je me mets à lui caresser le bas du dos.
- Peut-être que le bonheur
c’est de savoir qu’il n’y a pas de bonheur, déclare-t-il ensuite. Et le
chagrin, c’est la sagesse de le supporter, continue-t-il avant de se retourner
vers la mer. Tu sais, j’ai réfléchi au dernier bouquin que tu lisais… chaque
personnage y poursuivait son bonheur et finissait par l’obtenir, ajoute-t-il,
et il effleure ses cheveux. En fait, ils… m’ont foutu en colère, même si je t’ai
dit que j’avais apprécié le livre, bon, je l’ai aimé quand même un peu.
- Ah bon ?
- Oui… parce que j’avais
l’impression que tout leur temps dépourvu de bonheur était pour eux du temps
perdu. Comme si le bonheur était leur destin, un point c’est tout, you know ? C’est pas comme cela que
ça se passe, selon moi.
- Oui, pour moi non
plus.
- La plupart des
gens ne sont pas comme ça.
- Non.
- On le voit tous
les jours. Il est plus facile de s’adapter à l’oppression que d’y
résister, le combat est beaucoup plus exigeant, dit-il, et il souffle longtemps
comme dans un sifflet.
- Je… dis-je, je t’aime
bien, je continue, et je retire mes doigts de sous son tee-shirt.
Il se retourne à
nouveau vers moi, plisse les yeux et me saisit la main.
- Moi aussi, je t’aime
bien. Beaucoup.
pp. 76-77
⁘
est-ce mal d’avoir une érection pendant que
ton père te viole
est-ce mal d’avoir une érection quand ton
frère te viole
[…]
est-ce mal de vouloir rester tout seul avec
son frère ou son père
même si tu sais qu’ils vont te violer
est-ce mal de le souhaiter la nuit ‑ que
ton père ou ton frère te viole
ou les deux
encore
et encore
et si ton père viole ta sœur
et tu ressens de la jalousie que ton père
viole ta sœur et pas toi
ai-je le droit de tuer à ce moment-là
par jalousie
[…]
ma sœur s’est ôtée la vie
elle avait treize ans
elle s’est pendue à un arbre pendant la nuit
je l’ai trouvée au matin
j’allais sortir les vaches de l’étable
et ma sœur pendait à une branche comme un
saumon à l’hameçon
dans sa chemise de nuit blanche
mon père l’avait violée
mon frère l’avait violée
j’ai hurlé de toute ma vie, même si ma sœur
semblait indemne et invincible
je n’oublierai jamais cette apparition
mon père et ma mère et mon frère sont
arrivés en courant, ils pleuraient
peut-on éprouver de la jalousie envers une
morte je me demandais et je contemplais
l’entrejambe de ma sœur
le gazon sous ses pieds il était noir
j’ai eu une érection quand mon père a couché
avec moi le jour suivant
il m’appelait par le nom de ma sœur, cette
salope
je vais tuer mon père, je me le suis juré,
la prochaine fois
je vais tuer mon père
ce sera juste ce sera parfait, j’ai dit
mon père m’a violé encore de nombreuses fois
après cela
et c’était bon, je ne voulais pas que ça s’arrête
c’était si mal, c’était malsain certes
je suis à vomir, j’ai dit plus tard
pardon au ciel
pp. 109-111
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