Chaque fois qu’on lit la parabole du fils prodigue (Lc 15,
11-32), on découvre de nouvelles subtilités. Un confrère a récemment attiré mon
attention sur le veau gras. Effectivement, le veau pourrait bien être une des
clefs de lecture principales de notre texte.
Le mot revient trois fois dans l’épisode. Si le veau gras n’était qu’un détail du texte, pourquoi en parler autant ? Chaque fois, il y a l’article défini, ce qui n’est pas obligatoire en grec, qui plus est, au moins les deux premières fois, répété avant l’adjectif. On pourrait traduire « le veau, le gras ».
Le mot revient trois fois dans l’épisode. Si le veau gras n’était qu’un détail du texte, pourquoi en parler autant ? Chaque fois, il y a l’article défini, ce qui n’est pas obligatoire en grec, qui plus est, au moins les deux premières fois, répété avant l’adjectif. On pourrait traduire « le veau, le gras ».
Il y a ainsi, si l’on est attentif, non pas un veau gras,
mais le veau gras de l’étable. Ce n’est pas n’importe quel veau, c’est celui
qui semble avoir été engraissé depuis toujours. Il ne s’agit pas pour le père
d’offrir un banquet lors duquel on mange un bon veau celui-là ou un autre. Non,
cet animal est unique. Cette impression est renforcée par le fait que dans
l’ensemble des Ecritures, en grec, c’est la seule fois que l’on emploie
l’expression veau gras. On n’emploie d’ailleurs guère plus le mot veau. Dans le
nouveau testament il ne revient que trois autres fois. Vraiment ce veau est
unique. On mangera le veau gras.
C’est comme si le père, plus que son fils, n’attendait
qu’une seule chose, faire la fête pour manger le veau. C’est son dessein depuis
toujours. Le texte insiste : « mangeons et festoyons ». Et l’on
se rappelle que le chapitre 15 s’ouvre précisément sur le scandale que
constitue aux yeux des pharisiens et des scribes, le fait que Jésus mange avec
les publicains et les pécheurs. Bien sûr, ce banquet unique, que l’on ne
saurait recommencer puisqu’il n’y a qu’un seul veau, préparé depuis la création
du monde, ne peut se faire n’importe quand. Il faut attendre que tous les fils,
tous les enfants, soient là. Quand revient enfin le fils parti au loin, vous
comprenez que le père saute sur l’occasion. Il ne prend pas l’avis de l’aîné,
celui qui est toujours là, celui qui est toujours avec lui. Cela ne posera
évidemment pas de problème.
Faut-il voir en ce veau une figure de Jésus lui-même que le
père prépare en nourriture à ses enfants depuis la création du monde pour le
banquet de l’unité ? La lecture eucharistique n’est pas exclue, même si
l’on parle d’habitude plutôt de l’agneau pascal. Le fils est donné en
nourriture, c’est l’eucharistie. Dans l’évangile de Jean (15, 13), donner sa
vie est l’expression du plus grand amour. Donner sa vie pour ses amis, donner
sa vie pour les autres, voilà l’amour. C’est un don qui fait vivre, comme nous l’expérimentons
chaque fois que nous nous donnons aux autres. (Point besoin d’envisager une lecture
sacrificielle. Certes le mot qui désigne le veau dans le grec du premier
testament et qui est ici utilisé trouve très souvent place dans un contexte
sacrificiel. Dans les deux occurrences de l’épitre au Hébreux, c’est cependant
pour dire la fin des sacrifices.)
Mais catastrophe, le fils aîné, contre toute attente, lui
qui est toujours là, refuse d’entrer. La fête va être ratée. Tous les enfants
ne seront pas là. Le veau gras, le seul, celui préparé depuis toujours, a-t-il
été tué pour rien ? Echec total du dessein divin. Dieu joue gros avec son
veau, déjà cuisiné quand l'aîné revient des champs.
Alors le père, comme pour l’autre fils, mais plus
explicitement, sort. C’est le verbe de la parabole des ouvriers de la onzième
heure qui voit le maître de la vigne (la encore, saveur eucharistique) ne pas
cesser de sortir. Le fils que l’on croyait là est sorti tout comme l’autre,
pour un pays lointain, non géographiquement, mais idéologiquement. Il vit avec
le père mais il ne l’aime pas. Il n’a pas compris que tout ce qui est au père
est à lui. Il est dehors de sorte que le père doive sortir.
Le fils reproche au père de ne lui avoir jamais donné, non
pas un chevreau, comme dit notre traduction, mais un bouc. (En fait le mot peut
aussi bien désigner le chevreau que le bouc. Mais en Mt 25, seul autre usage
dans le nouveau testament, c’est donc un mot plus rare encore que le veau dans
le nouveau testament, le fils de l’homme sépare les brebis des boucs). Un bouc,
cela ne se mange pas, cela ne se sacrifie pas. C’est une viande trop forte,
immangeable. Comment le père pourrait-il d’ailleurs donner quoi que ce soit puisqu’il
a déjà partagé tous ses biens au début du texte ? Il n’a sans doute plus
rien d’autre que le veau gras. Le père a déjà tout donné à ses enfants. Il ne
risque pas de refiler un bouc à l’un de ses fils.
Le père régale l’humanité en offrant Jésus en nourriture ;
il faut que nous soyons tous rassemblés. Que certains ne veuillent pas s’asseoir
avec les pécheurs remet en cause l’unique plan du père. Ce qui est terrible, c’est
que ce sont les fils qui sont toujours avec le père qui vont tout faire capoter !
Les disciples déjà rassemblés sont sur le point de saborder le plan d’amour
divin parce que cet amour serait trop universel, trop miséricordieux, trop
extravagant, exagéré. Ils mangent tous les dimanches à la table du père mais reprochent
de ne jamais avoir reçu un bouc ! Quelle injustice ! Et pourtant, eux
aussi sont pécheurs.
Alors laissons-là nos caprices, laissons le bouc (émissaire ?)
partir dans le désert, et attablons-nous avec celui qui mange avec les pécheurs et se donne en nourriture
pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. Un seul banquet, une seule humanité,
une seule fraternité, un seul père, notre Dieu.
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