Conférence pour des étudiants et jeunes professionnels
1. Se poser la question
3.
Réussir sa vie, une bonne question ?
4.
Lire les évangiles
1. Se poser la question
Il est assez logique que des étudiants se demandent comment
réussir leur vie, ce que signifie réussir sa vie. Ils ont pourtant, sans se
poser souvent plus de questions que cela, enchaîné les années scolaires. Pour
peu qu’ils aient eu de bons résultats, ne s’est jamais vraiment posée la
question de ce qu’ils feraient l’année suivante.
Dans notre pays où les bacs pro et l’apprentissage sont
assez déconsidérés, s’y retrouvent orientés ceux qui peinent dans le système
scolaire et quelques autres, exceptions, qui ont très tôt un engouement pour un
métier manuel, artisanal, artistique ou technique précis. Certains quittent tôt
les dispositifs de formation. S’ils trouvent un boulot, il n’est pas toujours
valorisant, mais l’apport d’un salaire, ce qu’il permet, l’autonomie, surtout les
premières années, peuvent être vécu comme un épanouissement. Ça y est, je
m’assume.
L’orientation post bac (entrée en grande école, en fac, en
IUT, embauche) oblige presque pour la première fois à se demander ce qu’ils
veulent faire de leur vie. Les concours ou les places disponibles, le prix des
écoles ou la situation géographique conditionnent parfois le choix. Il arrive
que l’on doive d’inscrire dans une formation que l’on n’a pas vraiment choisie.
Il peut s’avérer qu’on y découvre un intérêt ou que la formation qu’elle permet
d’acquérir en vue d’un métier est une motivation pour poursuivre avec succès. A
contrario, la formation que l’on avait désirée peut ne pas plaire.
Le changement de rythme d’étude et du type d’encadrement déstabilise
certains. En première année, voire au cours d’une seconde année, il en est, trop
nombreux, qui abandonnent. Ce qu’ils avaient choisi n’est pas leur truc, ou bien
ils n’ont pas assez travaillé. Ils ont profité de la liberté qu’offrent un
nouveau cadre de vie, le passage de la majorité, un nouveau rapport aux parents,
au point qu’ils n’ont pas su consacrer suffisamment de temps et de sérieux à
leurs études. Parfois une faille se fait jour, impossibilité de se lever, recours
important au shit ou à l’alcool. On est bloqué, on n’avance plus. On est alors
obligé de se poser, peut-être pour la première fois, du moins avec cette
urgence, la question du sens de la vie : que vais-je faire de ma
vie ?
Les amis, les engagements associatifs, les hobbies, tout
cela a pu être plus important que les études. Ce n’est certes pas une excuse pour
ne pas avoir assez bossé. Mais enfin, cela est décisif pour poser quelques
repères sur ce qu’on veut faire de leur vie. Il faut bosser pour vivre
décemment, pour se payer aussi les loisirs que souvent jusqu’à présent les
parents avaient pris en charge. Ou s’ils ne les avaient pas directement pris en
charge, finançant le reste, de première nécessité, les étudiants n’avaient qu’à
se soucier, y compris matériellement, de ces loisirs.
Ce n’est pas vrai pour tous. Certains doivent bosser pour
financer le nécessaire, la nourriture, le logement. Alors il n’y a guère de
possibilités pour les loisirs ; parfois même pas assez de temps pour les
études. Il y a ceux aussi qui s’épanouissent dans leurs études, ont trouvé ce
qu’ils veulent faire comme métier et s’adonnent avec bonheur aux études. Ce
sont des défis nouveaux, séjours à l’étranger, recherches de stages
valorisants, etc.
Parmi ces derniers, plusieurs ne se posent pas vraiment la
question de ce qu’ils veulent faire de leur vie. Leur réussite scolaire et
universitaire les a conduits sans qu’ils s’interrogent jusqu’au marché du
travail. Il faut ajouter que les familles ont assez souvent un projet pour
leurs enfants, qu’ils choisissent ce qu’il y a de mieux compte-tenu des
possibilités tant de la famille que de l’enfant.
Je ne suis pas sûr que tous les profils de jeunes entre 18
et 25 ans se retrouvent dans cette énumération trop rapide. Elle a pour but de
souligner premièrement que de nombreux jeunes ne se sont pas forcément
interrogés sur le sens de leur vie, ce qu’ils veulent en faire, sur leurs
priorités. Deuxièmement, la quasi-évidence du passage d’une année à l’autre peut
être rompue, ne plus être évidente du tout. Des études pourquoi ?
Troisièmement, incidemment, s’est glissé le qualificatif valorisant : un
travail valorisant, y compris financièrement. Pareillement, j’ai parlé d’études
épanouissantes ou motivantes et de choix de ce qu’il y a de mieux, y compris en
vue d’un bon salaire dans le futur. Viendra assez vite l’idée d’être heureux.
Toutes ces expressions ne sont pas synonymes, mais peu à peu, elles dessinent
le profil de ce que pourrait signifier, assez spontanément, réussir sa vie. On
verra s’il faut les retenir ou non.
Il s’agit de premières approximations qui semblent valides.
Les concepts ne sont pas encore bien définis. Mais si la langue de la
philosophie (n’est-ce pas un exercice de philosophie que de poser la question
de la réussite dans la vie) est la langue commune (contrairement à ce que
beaucoup pensent), si la philosophie est d’abord ce qui naît dans l’usage de la
langue, qui devra évidemment passer au crible de la critique, mais sans quoi la
critique n’aurait rien sur quoi quoi porter, alors, nous pouvons, au moins
temporairement, accepter cette constellation de termes. On pourrait même les
situer sur un schéma, au fur et à mesure de leur emploi, plus ou moins proches
de l’expression « réussir sa vie », avec les antonymes décidément à
l’opposé.
Ces termes qui ont un rapport avec la réussite de la vie, de
fait, orientent nos choix, ceux des études et ceux de toute la vie à côté, avec
ou malgré des impératifs liés au milieu social et culturel et à la réussite
scolaire et universitaire. Une vie réussie, c’est assez spontanément, même de
façon non explicite, une vie épanouissante ou valorisante, heureuse. Choisir ce
que l’on veut faire de sa vie, c’est choisir ce qui est le meilleur.
2 Lâcher prise
Reste à savoir ce qui est le meilleur ou le plus
épanouissant ou valorisant. Privilégier les copains ou la vie associative plus
que le travail universitaire (ce n’est pas forcément exclusif l’un de l’autre,
heureusement) est-ce rater sa vie ? Il y a parfois un conflit entre
l’impératif de réussir ses études et les vraies priorités, effectivement
choisies, les copains, telle passion, la fête. On peut se dire que ce n’est pas
raisonnable, et pourtant c’est ce que l’on a choisi, par flemme, par paresse
devant les études, ou parce que les amis ou tel engagement, c’est, au moins à
court terme, tellement plus important, ce qui donne des raisons de vivre
aujourd’hui. Les copains, c’est ce qui donne du sens à la vie, au moins pour aujourd’hui.
Mais que ferons-nous demain ? Voilà que peut être mis en porte-à-faux le
choix de ce qu’il y a de mieux pour demain avec ce qui fait vivre aujourd’hui, jusqu’à
hypothéquer demain.
La vie, ce n’est pas que le métier, mais aussi les amis, les
activités, les engagements. Mais si l’on cherche à savoir comment réussir dans
ses relations, c’est encore plus compliqué. La recette du bonheur en amour, en
amitié n’existe pas. Une fois qu’on a dit qu’à côté des études et du métier, on
prendra en compte les amis et l’amour, on n’est pas bien avancé. Tout cela ne
se planifie pas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas à en prendre soin, mais
cela échappe à ce dont nous avons la maîtrise.
C’est peut-être alors le premier élément de réponse à
comment réussir sa vie : accepter de ne pas maîtriser, accepter de
recevoir. Cela ne fait que renforcer l’éventuelle opposition qu’il y a parfois
entre études et amis. Les études, cela s’organise, cela réclame qu’on
s’organise. Les amis, certes, demanderont qu’on s’organise pour avoir du temps
avec eux. Mais ce qui se passe dans l’amitié, dans l’amour, est autre chose. On
lâche prise. Ce n’est plus moi qui décide. Le
plus court chemin de soi à soi passe par autrui.
Jamais on ne s’est dit, à moins d’un plan machiavélique ou
pathologique, « je veux être ami avec un tel, une telle. Je vais me débrouiller
à ce que cela marche. » L’amitié, l’amour, c’est quand c’est déjà là qu’on
en prend conscience. Voilà, nous sommes amis, nous le constatons après coup,
trop tard. Voilà, nous ressentons des sentiments l’un envers l’autre ; la
question qui se pose est de savoir ce qu’on en fait. On n’est heureusement pas
obligé de répondre à toutes les sollicitations amoureuses. Certains d’entre
nous, plus facilement amoureux, n’arrêteraient pas de changer de
partenaires !
Bien sûr, une fois reconnue cette amitié, une fois choisi
cet amour, reste à l’entretenir, le faire vivre. Là, nous sommes responsables.
Et pourtant, ne cesse de valoir ce qui a fait naître la relation, le fait de se
rendre disponible, le fait de recevoir, le fait de se déposséder, de se
décentrer. Comme si le chemin du bonheur passait par l’oubli de soi.
Cela commence à devenir terriblement contradictoire. Réussir
sa vie passe par l’oubli de soi.
Avant d’en venir à la question de réussir sa vie à la
lumière de l’évangile, je voudrais encore faire quelques remarques.
Chacun sait qu’un métier peut être lieu d’épanouissement, mais
aussi de galère. On peut s’épanouir, trouver une vie sociale, mettre en œuvre
ses talents. Parfois, les talents sont peu sollicités, mais gagner sa vie n’est
pas rien. Ainsi, l’investissement (c’est curieux ce terme économique) dans son
travail n’est-il pas le même pour tous. Trop d’investissement peut se faire au
dépens des siens voire de sa santé. Inversement, s’il n’y a pas de possibilité
de s’investir ce peut être frustrant ; heureusement, il existe d’autres
lieux pour cela.
Dans les sociétés traditionnelles, la préoccupation de la
réussite de la vie paraîtrait curieuse à beaucoup. On ne choisit pas souvent
son métier, que l’on apprend avec ses parents. On a en général le même métier
que les parents. Le cultivateur sera content de ses produits, pourra les aimer,
avoir un vrai savoir faire. Il vendra ce qu’il ne consomme pas. Mais
s’agira-t-il d’en vouloir toujours plus ? Pour peu que l’on mange à sa
faim et que l’on puisse élever ses enfants, pas forcément. La société de
consommation nous fait croire que l’on n’a jamais assez. Et voilà que l’on
parle de réussir sa vie. Les enfants vous le rappellent au besoin qui ont envie
de plus, toujours. Notre mode de vie nous sollicite à avoir plus. Le critère du
bon salaire devient déterminant dans l’évaluation de la réussite de sa vie.
Je me demande par ailleurs ce que signifie réussir sa vie
dans les cas suivants. J’ai un ami dont la femme a développé une leucémie
quasiment au lendemain de leur mariage. Traitement, rémission, rechute,
traitement… Voilà plus de dix ans que leur vie est décidée par la maladie.
Difficile d’envisager d’avoir des enfants. Impossible de se projeter dans
l’avenir. Quand la rémission semble suffisamment établie dans le temps, demeure
la rechute comme une épée de Damoclès, et de fait, c’est aujourd’hui un nouveau
traitement. Il a un bon métier et gagne bien sa vie. Elle aussi lorsqu’elle
pouvait travailler. Ils ont des amis. Leur vie est-elle réussie ? Et si
elle décède demain ? S’il l’accompagne ainsi pendant encore des
années ? La question est indécente. Et que penser pour elle dont la vie est
massacrée par la maladie et la souffrance depuis des années. Quel sens cela
a-t-il de poser la question de la réussite de sa vie à elle ?
Autre exemple. L’enfant qui naît aujourd’hui à Madagascar,
en Haïti ou au Soudan ; celui qui naît en Afghanistan ou en Syrie. Cela
veut dire quoi, pour lui, réussir leur vie ? La pauvreté est telle, ou la
corruption, ou la violence et la guerre, qui parfois durent depuis des
décennies, que l’on ne voit pas comment la situation sociopolitique changera.
Pourquoi pensez-vous que nombre de ressortissants de ce type de pays
émigrent ? Ces enfants seront sans doute marqués à vie par la violence
dont ils auront été les témoins, les victimes, pendant leurs années de
formation.
Dans ces conditions, la question de la réussite de la vie
est-elle encore supportable ? Comment n’est-elle pas une insulte ? C’est
si vrai, que la réussite de la vie est une préoccupation récente en nos pays,
et plus encore dans les milieux défavorisés. C’est une question de bourgeois et
de classe moyenne. Je suis désolé d’être impertinent, de critiquer la
préoccupation de nombreux parents qui veulent ce qu’il y a de mieux pour leur
enfant, en pensant que cela passe par une bonne école, de bonnes études, la
réussite de la vie, mais…
A défaut de parler de réussite, il y a une chose au moins,
persévérer là où autrui nous attend. C’est autrui qui me convoque à la vie, ne
serait-ce que pour l’accompagner jusqu’à la mort. C’est autrui qui m’appelant
ainsi, fait de moi un répondant, celui qui répond et qui est responsable. C’est
dans cette expérience de la réponse, aux deux sens du terme, que je me découvre
estimable. La sollicitude envers autrui est chemin de l’estime de soi. C’est
déjà beaucoup que de pouvoir se dire que nous ne sommes pas qu’un salaud,
qu’ici nous nous sommes tenus parce qu’autrui nous y appelait. A défaut de
réussir sa vie, s’il s’agissait déjà de persévérer à demeurer vivant, répondant
à l’appel d’autrui et responsable ; ce ne serait déjà pas rien.
A cela je rajoute que même avec une belle situation
professionnelle, même avec une famille en or, on peut ne pas arriver à être heureux.
On peut être rattrapé par son enfance et tel traumatisme, on peut être
préoccupé par le sort de ceux qui meurent, certes loin de chez nous, mais
finalement pas tant que cela. La crise migratoire nous le rappelle si besoin
était. On peut ne pas trouver la vie si exaltante qu’on le dit. Je ne parle pas
ici de dépression, seulement d’une sorte de vanité qui recouvre le discours de
la réussite de la vie. Le livre de Qohélet voire celui de Job illustrent cette
vanité, ce caractère vain. Il nous faut faire ce que nous avons à faire, le
mieux possible. Ce n’est toujours exaltant d’être homme. J’aime regarder les
gens dans les gares. On peut imaginer tout ce pour quoi ils courent, ce après
quoi ils courent, ce qui les fait et nous fait courir, au deux sens de l’expression,
nous met en route ou nous roule dans la farine. On peut y voir un théâtre de
l’absurde. Des animaux, comme des fourmis, mus par la nécessité.
Qu’est-ce qui me fait courir ? Qu’est-ce qui le fait
courir ? Je me suis souvent poser la question, tant pour moi que pour les
autres. C’est terrible comme question.
Trouvera-t-on quelques lumières à lire les Ecritures de
notre foi ? Si on les ouvre à la première page, on est surpris par la
bénédiction. Dieu dit du bien de tout et même beaucoup de l’homme, c’est bon, c’est très bon. La vie de
l’homme est prévue pour être bonne. Bien sûr, dès les chapitres suivants, cela
apparaît un peu plus compliqué. La vie humaine est autrement plus dramatique.
Les promesses sont entravées, pire, les promesses d’une vie qui aurait tout
pour être bonne ne sont jamais tenues, jamais totalement tenues, diront les
moins pessimistes.
Je retiens de cette bénédiction première un critère pour
mener sa vie. On verra si cela permet de la réussir. Mais dès à présent, je
note que souvent, nous nous rendons la vie insupportable à ne pas la voir comme
bonne. OK, elle ne l’est pas toujours, mais elle l’est aussi. Je pense à telle
personne, selon laquelle, jamais rien ne va. Chaque fois que je la croise,
c’est la cata, les autres ne font jamais bien. Oui, il y a plein de gens qui ne
font pas toujours bien, nous aussi, de sorte qu’en de très nombreuses
occasions, on peut dire qu’il y a toujours quelqu’un pour mal faire, pour mal
conduire, pour ne pas tenir ses engagements, pour ne pas respecter les autres,
etc. Mais si on ne voit que cela, la vie est une perpétuelle agression. Oui, il
y a plein de monde à ne pas toujours bien faire, nous aussi, mais est-ce que
cela empêche d’entendre la bénédiction de Dieu sur le monde, c’est bon, sur
l’homme et la femme et sur toute l’œuvre de création, c’est très bon ?
On ne parle pas ici de réussir, je le redis, c’est
anachronique, c’est une manière trop contemporaine de poser la question de la
vie. La vie est pleine de promesses, mais force est de reconnaître que ce ne
sera pas sans mal que l’on pourra reconnaître que tout cela est très bon.
Ainsi, de façon résignée ou pugnace, optimiste ou dramatique, chacun n’a pas
bien le choix, découvrir la vie comme une bénédiction de Dieu, malgré tout.
Elle ne serait pas reconnue comme bénédiction que nous insulterions Dieu. Lui-même
d’ailleurs reconnaît la présence du mal. Il s’engage dès le départ à secourir
l’homme et la femme : il les cherche, leur adresse la parole, prend soin
d’eux en leur donnant une tunique de peau. J’ai
vu la misère de mon peuple, dit Dieu à Moïse un peu plus tard.
Je trouve dans les évangiles une vision moins idyllique que
celle du chapitre premier de la Genèse et moi culpabilisante que celle des deux
chapitres suivants. Le réalisme est là, celui du mal en particulier. La
promesse aussi, toujours comme une fête où l’on boit de bons coups depuis Cana
jusqu’aux remarques des contemporains qui parlent de Jésus comme d’un glouton
et un ivrogne (Lc 7, 34), en passant par tous les repas dont fait mention le
texte. Le festin messianique est figure du paradis que le jardin d’Eden
racontait autrement. Jésus n’arrête pas de manger, chez Marthe et Marie, chez
Simon, chez Lévi, chez Zachée ; il multiplie les pains, se séparent des
siens par un repas, etc.
Que lit-on dans les évangiles ou Paul ? Qui veut sauver sa vie la perdra, qui perdra
sa vie la sauvera. On retrouve la formule dans les trois synoptique. Elle
est toujours assortie, il est vrai, d’une mention que j’ai omise : qui perdra sa vie, à cause de moi (et de
l’évangile ajoute Marc) la sauvera.
(Mt 16, 25, Mc 8, 35, Lc 9, 34). On trouverait peut-être en Jean 15, 13 un équivalent :
« Nul n’a d'amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux
qu’il aime. »
Moins synthétique mais tout aussi radical et paradoxal, les
béatitudes (Mt 5, 2-11). « Prenant la parole, Jésus les enseignait en disant :
"Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à
eux. Heureux les affligés, car ils seront consolés. Heureux les doux, car ils
posséderont la terre. Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils
seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux
les cœurs purs, car ils verront Dieu. Heureux les artisans de paix, car ils
seront appelés fils de Dieu. Heureux les persécutés pour la justice, car le
Royaume des cieux est à eux. Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on
vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à
cause de moi." »
Je ne sais comment vous réagissez. Mais c’est une douche
froide. Réussir sa vie, ou au moins la garder, c’est la perdre ! Il ne
s’agit pas ici de l’accumulation des richesses. Alors, Jésus est encore plus clair.
« Fou que tu es, ce soir même on te redemande ta vie Et ce
que tu as amassé, qui l’aura ? » (Lc 12,20) « Nul ne
peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il
s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et
l'Argent. » (Mt 6, 24)
Certains feront remarquer la petite incise, qui perd sa vie
à cause de moi (et de l’évangile). Mais pour ce qui est de garder sa vie, rien
n’est précisé. Qui sauve sa vie la perd. Peut-on encore parler de réussir sa
vie dans ce cadre ?
Comment entendre les béatitudes ? Ceux qui n’ont pas
d’issue, ceux qui sont voués à une vie sans solutions, heureux sont-ils : une
brèche est ouverte dans l’impasse de la mort. Mais direz-vous, pour ceux qui
ont une issue ? A bien y réfléchir, en est-il un pour qu’il y a une issue
en dehors de béatitudes ? Qui n’est pas voué à la mort, être pour la
mort ? Et si cela ne suffisait pas, il y a les invectives, car on n’ose
pas traduire par malédictions, contre les pharisiens. Et ils sont forcément
pharisiens, ceux qui croient qu’il y a une issue pour eux en dehors des
béatitudes. En effet, une nouvelle fois, qui échappe à la mort ? C’est
très clair en Luc 6 où les béatitudes sont immédiatement suivies des
malédictions. Cela se trouve aussi en Mt 23, 13-25. On n’y coupe pas.
Alors, que fait-on ? S’agit t-il de tout rater exprès,
puisque la réussite est exclue ? Evidemment non. Si garder sa vie est voué
à l’échec, la perdre ne semble pas automatiquement être chemin de salut. Il
faut que ce soit à cause de Jésus et l’évangile. Je dirais avec les béatitudes
et les malédictions, il faut que ce soit une perte par reconnaissance de
l’impossibilité. Pour les hommes, c’est
impossible.
« Jésus dit alors à ses disciples : "En
vérité, je vous le dis, il sera difficile à un riche d’entrer dans le Royaume
des cieux. Oui, je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer
par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux." Entendant
cela, les disciples restèrent tout interdits : "Qui donc peut être
sauvé ?" disaient-ils. Fixant son regard, Jésus leur dit :
"Pour les hommes c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible." »
(Mt 19, 23-26 et //)
Il s’agit, je crois de ne jamais croire à la réussite, à ce
qui réussit en nos vies comme ce qui nous tire d’affaire. On n’est pas obligé
de cracher dessus, mais cela ne compte pas. La parabole déjà citée de l’homme
qui amasse dans son grenier pour se reposer est claire. Le repos n’est pas de
ne rien faire après qu’on s’est beaucoup dépensé. Ce sera trop tard. Le but du
repos est de sanctifier le temps, de stopper le travail, de demeurer dans la
passivité, condition pour recevoir. Le repos est le moyen de la gratuité, de la
grâce. Et dire que nous occupons nos repos plus encore que nos journées de
travail !
Réussir sa vie, si l’on veut garder l’expression, c’est
compter sur l’autre (et non sur soi). Nous l’avions déjà dit anthropologiquement.
L’évangile le dit aussi. Compter sur l’autre non comme le parasite qui exploite
l’autre, prend l’autre en otage, mais comme le mendiant qui espère. Compter sur
l’autre et répondre. Nous sommes tour à tour le mendiant et le bienfaiteur. Je
réponds à ton appel et suis responsable de mon frère, comme je ne peux
qu’espérer de l’autre la vie.
S’il en est ainsi, réussir sa vie n’est donc pas une affaire
de métier, de style de vie, marié ou non, avec ou sans enfants, malade et
condamné, vivant et en bonne santé. Quelle que soit ta vie, vis en mendiant et
réponds à l’appel du frère dont tu es responsable.
Bref, réussir sa vie, quoi que l’on fasse, c’est passer
derrière, se décentrer, laisser le frère à la première place. C’est parfois
bien difficile, parfois bien douloureux. La vie prend l’allure d’un chemin de
croix tant nous résistons. Et de fait, ce que nous disions au début en termes
d’épanouissement, de reconnaissance, de bonheur n’est pas le critère dernier.
C’est sans doute très important, mais pas le plus important. L’autre d’abord,
quand bien même ma vie ne serait pas heureuse.
Il ne s’agit pas d’un misérabilisme, recherche de l’ordure
pour l’ordure. Il s’agit de placer autrui avant, quoi qu’il en coûte. Ce
critère est simple. Même anthropologiquement, socialement, je ne vois guère
d’autre solution pour vivre et faire grandir la paix. Dans le couple, si je ne
laisse l’autre devant, qu’adviendra-t-il ? Dans l’amitié ? Avec les
enfants ? Avec les collègues de travail ? Le seul chemin de la vie
bonne est le service. Regardons où nous mènent les autres chemins.
Il se pourrait que l’on découvre en ce chemin que l’autre en
cache un autre. Alors que Dieu s’est retiré du monde, alors que nulle part on
ne le voit ni ne l’entend (Cf. Jn 5, 37), à vivre en mendiant, à laisser à
l’autre la première place, parce que l’on répond à son appel et ne se détourne
pas de cette responsabilité, on vit, qu’on le sache ou non (Cf. Mt 25, 31 ss) dans
la proximité de celui qui « ne reteint pas jalousement le rang qui l’égalait
à Dieu [mais qui] s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave. » (Ph
2, 6-7). Et Paul précise qu’il s’agit d’avoir « entre [nous] les mêmes
sentiments qui sont dans le Christ Jésus ».
Si la question d’une vocation religieuse se pose, je
crois que c’est en ces termes. Non pour être heureux, encore que cela ne soit
pas exclu. Non pour s’épanouir, être reconnu, avoir des activités valorisantes.
Le chemin du serviteur, le décentrement et le fait de tout considérer comme
ordure (Ph 3, 8) voila ce à quoi il faut consentir. Ce n’est pas propre aux
vocations spécifiques. C’est commun à toute vie chrétienne. C’est tellement
intempestif que personne ne le dit. Comment voulez-vous qu’il y ait ainsi des
chrétiens, des religieux, des religieuses, des prêtres ? Mais vu le nombre
des uns et des autres chez nous aujourd’hui, chez les jeunes, qu’a-t-on à
perdre à laisser la voix discordante de l’évangile faire tâche dans nos
sociétés du plus, de la réussite, de l’efficacité, du rentable ?
Oui, l’évangile est intempestif. Il l’est pour notre mode
de vie. L’est-il pour ceux qui, connaissant ou non Jésus, ont perçu que la
paix, le bonheur des autres, la confiance, la protection de la planète même,
passent par le chemin du serviteur ? L’évangile, c’est plutôt, au
contraire, le bon sens. L’évangile n’est intempestif que pour notre folie d’en
vouloir plus, de réussir, de vouloir compter plus que les autres, d’être au
centre, comme l’arbre du jardin dont il ne faut pas manger le fruit.
(Evidemment, Dieu n’a pas mis cet arbre exprès au centre, pour narguer l’homme.
C’est l’homme qui ne voyant que lui le croit au centre !) L’évangile est
en revanche tellement banal pour qui se fait serviteur qu’il en devient
inutile. Sans le connaître, on peut même rendre un culte au Christ.
« "Seigneur, quand nous est-il arrivé de te
voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de
t'accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ?"
Et le Roi leur fera cette réponse : "En vérité je vous le dis, dans
la mesure où vous l’avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c’est à
moi que vous l'avez fait." » (Mt 25, 37-40)
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