« Frères, tous les avantages que j’avais autrefois, je
les considère comme une perte à cause de ce bien qui dépasse tout : la
connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur. À cause de lui, j’ai tout
perdu ; je considère tout comme des ordures. »
Qui d’entre nous peut dire cela ? Qui d’entre nous
élève ses enfants, de sorte qu’ils considèrent tout comme des ordures ? Les
lectures de la messe s’enchaînent. Les écoutons-nous ? Comment supporter
leur excès ?
Pour les entendre sans que rien ne change en nos vies, il y
a une astuce : déclarer que Paul, lui est un saint, pas nous. Lui, a tout
quitté pour le Christ, mais ce n’est pas pour nous. Astuce fallacieuse, car si
nous ne faisons pas consciemment ce que nous savons mener à la sainteté, pourquoi
vouloir encore être disciples ? Nous sommes ici pour suivre Jésus, pour
vivre comme lui, recevoir la sainteté de Dieu, mais la sainteté ne serait pas
pour nous, réservée à quelques uns ! La contradiction nous dénoncerait,
avec notre peu de conviction. Elle ne nous empêche pas même de jeter la pierre
aux autres qui, comme nous, disent et ne font pas !
C’est une habitude assez répandue dans l’Eglise d’exalter
quelques uns se défausser. Ainsi à propos des vocations. Nous raffolons des
témoignages où de plus pécheurs que nous se montrent saints, nos voulons y
croire, parce qu’appelés à la vie religieuse ou au sacerdoce. Plus c’est
curieux, merveilleux, mieux c’est pour la religion, pour entretenir le mythe, et
moins c’est fait pour nous. Etonnons-nous, qu’il n’y ait plus, comme on dit, de
vocations.
Non, la vie de Paul est la nôtre, pécheur converti, criminel
pardonné, caractère que l’on peut penser insupportable de domination ou de
supériorité convoqué à être serviteur, que dis-je, esclave. S’il considère tout
comme des ordures, des balayures, c’est que rien n’importe à côté du Seigneur
Jésus. Ce qu’on fait de mieux ne vaut rien à côté du Seigneur Jésus.
On pourra soupçonner et dénoncer une rhétorique exaltée dans
la logique de la conversion. Mais pour dire la grandeur de Jésus, ne vaut-il
pas mieux le comparer à ce qui est grand ? Il n’est pas difficile que
Jésus vaille plus que tout si tout est ordure. N’allons pas si vite. Car tout
valait pour Paul : sa foi de pharisien, le sérieux de sa foi. Peut-être
même sa carrière. Saul veut réussir sa vie, dirions-nous aujourd’hui, être
quelqu’un de bien. Un pro, une référence, sans tâche, impeccable,
irréprochable.
Réussir notre vie, que nos enfants réussissent la leur. Tout
cela est à considérer comme des balayures. D’abord parce que la réussite de la
vie est une drôle d’idée. C’est quoi réussir sa vie quand on est éboueur, quand
votre mari vous bât, quand vos enfants n’ont pas de quoi manger où foutent leur
vie en l’air en se droguant ? Réussir sa vie, c’est une question de
personnes déjà pourvues qui en veulent plus. Ceux qui n’ont rien, si déjà ils
persévèrent humblement, à se tenir là où la vie leur en a fait l’obligation, c’est
beaucoup. Réussir sa vie, pour un curé de paroisse, c’est quoi ? Finir
évêque ? (quel verbe !) Avoir une responsabilité plus importante,
être reconnu, avoir une église pleine ? Tout cela, ce sont des ordures.
Se tenir là où la vie nous a mis, secourir ceux qui en ont
besoin, faire toujours le mieux possible ce qui se présente et ne pas s’occuper
du reste qui n’est qu’ordure. Voilà notre tâche. Et plus nous avons des
responsabilités dans l’entreprise, dans la cité, plus nous sommes en vue, moins
cela a d’importance. Ordures. Arrêtons de nous y croire. Nous avons de quoi
vivre, tant mieux. Cela n’est rien si nous ne nous tenons pas aux côtés de ceux
que le Christ soigne comme le samaritain de la parabole ; c’est là que
nous le trouverons.
Ces paroles sont dures. Ne sont-elles pas celles de la
conversion à laquelle le Christ nous appelle ? Ces paroles sont dures, mais
elles ne jugent personnes. Qui pourrait juger alors qu’il est lui-même dénoncé ?
Ces paroles sont dures, c’est un chemin de croix. Certes, on aurait pu rêver
mieux pour réussir sa vie. Mais alors qu’approchent les jours de la passion,
pouvons-nous ne pas les écouter ?
Si nous sommes ici, même tièdes dans la foi, c’est que nous
n’avons pas le choix. Nous avons été
saisis. Allons-nous envoyer paître celui qui nous a saisis ? « Je
n’ai pas encore obtenu cela, je n’ai pas encore atteint la perfection, mais je
poursuis ma course pour tâcher de saisir, puisque j’ai moi-même été saisi par
le Christ Jésus. » A la longue, puissions-nous nous laisser un peu
transformer « afin de gagner un seul avantage, le Christ », afin d’être
trouvés témoins de ce Christ au cœur du monde. Nous ne sommes pas là pour
culpabiliser ; oubliant ce qui est
en arrière, et lancés vers l’avant, puissions-nous courir vers le Christ, même s’il entre dans sa passion, même s’il
faut prendre le chemin de la croix.
Saisis par lui, courir vers le Christ, voilà la seule chose
qui vaille. Tout le reste est ordure.
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