Angers, Tapisserie de l'Apocalypse, 1375-1380 "Mange le petit livre" |
« Le sacrement de l’ordre a pour fin le sacrement de l’eucharistie, le sacrement des sacrements. » Thomas écrit cela dans les années 1255 et n’aura pas le temps d’y revenir. Il exprime une théologie commune, dérivée de l’affirmation de Pierre Lombard, un siècle plus tôt : Ordo est pars potestatis. Qu’est-ce qu’un prêtre sinon celui qui a le pouvoir de consacrer ? Aujourd’hui, nous butons encore sur cette définition. Les laïcs peuvent tout faire, sauf célébrer les sacrements, et encore, seulement ceux de la pénitence et de l’eucharistie.
Je sais que les choses sont mal dites ainsi, mais c’est la référence pour beaucoup : le prêtre est celui qui dit la messe ; c’est ce qui explique que le prêtre fasse face à l’assemblée ou la précède. Il n’est pas la voix de l’assemblée, in persona Ecclesiae mais agit in persona Christi. Quand bien même on n’aime pas parler ainsi, cela conditionne aujourd’hui encore la pastorale et l’on refuse de revenir décidément sur ce point. Ainsi, s’il n’y a pas de prêtre, on préfère priver les communautés de la fraction du pain, ou aller chercher un très vieux monsieur qui n’a pas de rapport avec la communauté. Notre Eglise, pour tenir sa théologie du prêtre, piétine le commandement du Seigneur de faire cela en mémoire de lui !
Cette théologie conduit à penser que ce qu’il y a de plus important à la messe est la consécration. On fait sonner les clochettes aux paroles devenues quasi magie, prononcées in persona Christi, transformation du pain et du vin en corps et sang, alors que la célébration tout entière a pour but que chacun devienne un seul corps avec les autres.
« Veux-tu savoir ce qu’est le corps du Christ ? Ecoute l’Apôtre ; voici ce qu’il écrit aux fidèles : "Vous êtes le corps du Christ et ses membres". Mais si vous êtes le corps et les membres du Christ, c’est votre propre mystère qui est posé sur la table du Seigneur, vous recevez votre propre mystère. A ce que vous êtes, vous répondez Amen, et en répondant, vous souscrivez. Tu entends en effet : "le corps du Christ" et tu réponds : "Amen", Sois membre du corps du Christ, pour que ton Amen soit vrai. » (Augustin, Sermon 272, vers 410)
L’insistance sur les espèces consacrées a conduit à distinguer jusqu’à opposer la parole de Jésus et son corps sacramentel. On s’est même fait la guerre avec les Protestants pour cette affaire. Et nous continuons à penser que l’eucharistie n’est pas la même chose que la parole, que le Christ s’y donne davantage, comme si Jésus pouvait se donner un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ! Nous continuons à dire que nous allons célébrer l’eucharistie dans un instant, par exemple pendant l’homélie, alors que l’assemblée est déjà en train de célébrer.
Juste avant Augustin, celui de qui il a reçu le baptême, Ambroise. « Ce pain que rompt Jésus [Lc 9,10-17] est, quant au mystère, la parole de Dieu et le discours sur le Christ : distribué, il augmente ; car avec quelques discours, il a fourni à tous les peuples un aliment surabondant ; il nous a donné les discours comme des pains, et tandis que nous les goûtons, ils se multiplient dans notre bouche. De même aussi visiblement et d’une manière incroyable, ce pain quand on le rompt, quand on le distribue, quand on le mange, s’entasse sans subir aucune diminution. Et ne doutez pas que cet aliment augmente soit dans les mains qui le distribuent, soit dans les bouches qui le mangent, puisqu’en tout cela le témoignage de notre activité est invoqué pour affermir notre foi. C’est ainsi qu’aux noces les eaux prennent la couleur du vin tandis que les serviteurs agissent, et ceux mêmes qui avaient rempli d’eau les jarres puisaient un vin qu’ils n’avaient pas apporté. » (In Lucam, VI, 86-87, vers 380)
En lisant Emmaüs, nous distinguons la parole des disciples avec Jésus et la fraction du pain. Mais s’ils le reconnaissent à la fraction du pain, c’est qu’à partager entre eux sa parole, en faisant mémoire de tout ce qu’il avait dit, ils se nourrissent, ils deviennent le corps qu’ils reçoivent. « Mange le petit livre » dit l’ange au visionnaire de l’Apocalypse comme cela avait été dit au prophète.
Il n’y a pas la parole et le pain. Le pain est la parole pour qu’on la mange. La parole est pain qui nourrit, car nous ne vivons pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche du Seigneur. Lire les Ecritures en Eglise, même seul dans le secret de sa chambre, est une eucharistie !
Complément
La théologie de l’eucharistie et celle des ministères selon lesquelles le prêtre agit in persona Christi à la consécration pose problème. C’est l’Eglise qui agit ici, par la bouche du prêtre, in persona Christi, et non le prêtre qui exercerait indépendamment de l’Eglise en prière.
C’est ce que l’on peut lire dans le premier texte à parler de paroles de la consécration distinguées des autres paroles de la prière eucharistique. Je ne suis pas certain que cette distinction soit pertinente, d’autant qu’il y a des prières eucharistiques qui ne comportent pas le récit de l’institution et Benoît XVI en a reconnu expressément la validité. Mais partons d’Ambroise, donc, vers 380-390.
Ambroise n’a pas en vue la question de l’in persona Christi. C’est anachronique, l’expression se répand au sens où y recourt aujourd’hui qu’au 13ème siècle, et encore, chez Thomas, mais pas chez Bonaventure. Ambroise quant à lui veut juste attester que c’est le Christ qui est l’auteur des sacrements, parce qu’il a besoin d’établir « comment ce qui est du pain peut-être le corps du Christ ».
« Tu dis peut-être, c’est mon pain ordinaire. Mais ce pain est du pain avant les paroles sacramentelles ; dès que survient la consécration, le pain se change en la chair du Christ. Prouvons donc ceci. Comment ce qui est du pain peut-il être le corps du Christ ? Par quels mots se fait donc la consécration et de qui sont ces paroles ? Du Seigneur Jésus. En effet tout le reste qu’on dit avant est dit par le prêtre : on loue Dieu, on lui adresse la prière, on prie pour le peuple, pour les rois, pour tous les autres. Dès qu’on en vient à produire le vénérable sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses propres paroles, mais il se sert des paroles du Christ. C’est donc la parole du Christ qui produit ce sacrement. » (De sacramentis IV, 14).
Yves Congar écrit en 1978 : « Dans la seconde moitié du
12ème siècle, on a défini le "sacerdoce" du prêtre par le pouvoir
de consacrer l’eucharistie. Le "caractère" conféré par le sacrement
de l’ordre était "spiritualis potestas". Ainsi s’est développée une vision
du prêtre comme personnellement, définitivement qualifié par un pouvoir sur le "corps
vrai" du Christ, pour le consacrer, et sur son "corps mystique"
pour l’enseigner, le gouverner et l’absoudre. » (Préface à B. Marliangeas, Clés pour une théologie des ministères, p. 10)
Ces théologies de l’eucharistie et du sacerdoce sont situées dans l’histoire par les études compétentes. Les documents officiels les contestent, mais latéralement, sans les abandonner loin s’en faut. Elles continuent à déterminer licéité et validité du sacrement eucharistique.
Les communautés peuvent légitimement avoir un problème avec l’exercice du ministère presbytéral telles que ces théologies l’induisent. Les prêtres pareillement, devant pratiquer des théologies qu’ils n’assument pas parce qu’ils ont compris que dans la primitive Eglise, comme ne cesse de le dire les enseignements des autorités, le sujet de l’eucharistie c’est l’Ecclesia.
Même les plus « progressistes » continuent à penser la
nécessité du prêtre pour la consécration, c’est-à-dire continuent à penser dans
le cadre de la pars potestatis et de
la définition du sacerdoce par la célébration de la messe, quoi qu’ils disent.
Le prêtre ne serait nécessaire que pour la consécration. Mais quelle drôle de
manière de voir les choses !
Si le Christ est l’auteur des sacrements, comme le dit Ambroise, c’est par son
Eglise ; alors l’in persona Christi,
s’il faut maintenir l’expression, ne vise pas le ministre mais l’Ecclesia. C’est
elle alors qui agit in persona Christi.
Beaucoup, et je le comprends, ne supportent plus les homélies qui tombent d’en haut. La célébration eucharistique n’est sans doute un forum, mais si l’homélie est un entretien familier, tant pour le prédicateur que pour l’assemblée, il est nécessaire que s’exprime avant ou après le prédicateur des membres de l’assemblée. Cela apparaît plus que nécessaire compte-tenu de l’égalité baptismale et de la taille souvent petite des communautés.
La récitation de la prière eucharistique n’est pas le fait du
prêtre, sacerdote au pouvoir consécratoire. Il est le porte-voix de la prière
de l’assemblée. Dans les résidences de personnes âgées, souvent, les participants
récitent à voix presque haute, les paroles de la prière eucharistique. Ils la
savent par cœur, il prient de tout leur cœur, comme nombre de chrétiens, mais
ne retiennent pas le mouvement des lèvres ni même le son de la voix.
Il est alors manifeste que le prêtre dit la prière au nom de tous. S’il agit in persona Christi c’est parce qu’il
agit in persona Ecclesiae. Personne n’a
le sentiment ni la volonté que ce ne soit pas lui qui récite la prière.
Les prêtres (le singulier employé jusqu’à présent n’était justifié que par l’usage lorsque l’on parle d’in persona Christi, ce qui en dit long sur l’absence de considération de l’ordo prebyterorum) éprouvent le même malaise que les communautés. Quelque chose ne va pas à en faire les vis-à-vis de la communauté, alter Christus. Mais comme ce point semble intangible, on continue de faire avec alors même qu’on le conteste.
J’entends déjà les critiques. Si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à aller chez les Protestants. Mais il est clair que ce n’est pas la question. Si ce que j’écris permet une position partageable avec certains Protestants, tant mieux. La question est celle de l’Eucharistie et du ministère ordonné chez les Catholiques, de la confusion entre théologie de l’eucharistique et théologie des ministères, de ce qu’il faut bien appeler une prise de distance par la théologie scolastique ‑ durcie par la théologie de polémique après la Réforme ‑ par rapport à la théologie néo-testamentaire et patristique.
Il ne s’agit pas de revenir en arrière. L’archéologie théologique ne détermine pas ce que nous devons vivre aujourd’hui. Mais cela explique pour une part le malaise des ministres et des communautés obligés de pratiquer une théologie qui n’est pas conforme à ce qu’ils confessent avec l’Eglise de son enseignement tant eucharistique que de théologie des ministères.
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