La prière eucharistique deux est l’adaptation d’un texte rapporté par la Tradition apostolique. Contrairement à ce que l’on disait il y a quelques années, l’anaphore de la Tradition ne remonterait qu’à la première moitié du IVe siècle et serait d’origine syrienne. Ce n’est pas rien de penser que les mots que nous utilisons ont une telle ancienneté, même si les liturges du XXème on passablement chimistré le texte.
Cette prière eucharistique comprend deux demandes au Père d’envoi de l’Esprit, sur le pain et le vin pour qu’ils deviennent corps et sang du Seigneur, et sur l’assemblée – nous ‑ pour que nous devions corps du Seigneur. « Humblement nous te demandons qu’en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit saint en un seul corps. »
Ces deux épiclèses expriment une théologie décidément ecclésiale de l’eucharistie. Par l’envoi de l’Esprit, le pain et le vin sont le corps et le sang du Seigneur ; de même ceux qui partagent ce corps et ce sang deviennent un seul corps. L’eucharistie vise la construction de l’Eglise, germe d’une humanité réconciliée et unifiée. « Le Christ n’est pas total tant que l’univers n’est pas totalement rassemblé. » (Alger de Liège, mort à Cluny en 1132)
Le texte de la Tradition est moins didactique mais plus percutant encore. On n’y trouve pas, et pour cause, de théologie de la transsubstantiation ; il n’y a qu’une demande d’envoi de l’Esprit, après le récit de la Cène (à supposer du moins que ce dernier se trouvait bien dans la prière) et l’anamnèse, plus mal traduite encore dans le nouveau missel ‑ c’est tout le peuple qui sert comme prêtre : « Nous souvenant donc de sa mort et de sa résurrection, nous t’offrons ce pain et ce calice, et nous te rendons grâce de ce que tu nous as jugés dignes de nous tenir debout devant toi et de te servir comme prêtres. »
Et l’épiclèse : « Nous te demandons d’envoyer ton Esprit saint sur l’offrande de la sainte Eglise. Donne à tous ceux qui participent aux saints [corps et sang] d’être remplis par le Saint Esprit en vue de l’affermissement de la foi dans la vérité, et qu’ils te louent par ton serviteur Jésus. »
Malgré la technicité, nous appréhendons mieux la tradition et l’histoire de textes avec lesquels nous prions sans cesse. La restauration liturgique du dernier Concile s’inscrit dans cette tradition pour sortir l’eucharistie d’une dévotion individuelle et en faire un acte ecclésial, social, politique, s’il est vrai que l’Eglise n’a de sens qu’en tant que ferment et résumé, vocation et réalisation de l’humanité tout entière. Dans le repas dont nous faisons mémoire et que nous partageons, Dieu nous invite à l’unité c’est-à-dire à prendre soin des frères.
Henri de Lubac dans Catholicisme, aspects sociaux du dogme, en 1938, cite les Pères et le concile de Trente pour sortir l’eucharistie d’un cœur à cœur piétiste avec le bon Dieu et l’ouvrir, à leur suite, à la transformation de la société. Le corps du Christ, ce ne sont pas ceux qui reçoivent l’eucharistie, mais, annoncée et déjà réalisée en elle, la totalité, la catholicité de ceux auxquels Jésus, le serviteur du Père, lave les pieds en invitant à l’imiter. « C’est un exemple qu’il nous a donné afin que nous fassions, nous aussi, comme il a fait pour nous. » « Faites cela en mémoire de moi. »
« Nous sommes, si j’ose dire, plus son corps que son propre corps… Ce qui se fait en son divin corps, c’est la figure réelle de ce qui se doit accomplir en nous. » (Bossuet) Cette nuit, veillant devant le tabernacle, nous ne serons pas en présence du Seigneur car sa résurrection ne supprime pas l’absence où nous laisse sa mort. Sous prétexte de refuser une présence qui serait seulement symbolique, on fait de la présence réelle une présence matérielle. C’est tomber de Charybde en Scylla ! Il est des théologies eucharistiques autrement pernicieuses que celle de Bérenger, à supposer que le tourangeau fût hérétique. Cette nuit, nous serons, pour peu que nous le désirions, avec l’humanité entière, et particulièrement celle qui meure, présents pour espérer, pour attendre le don, le présent de Dieu.
Le tombeau est vide, nous n’allons pas remplir les églises d’une présence réelle ! C’est sur l’agora, lieu politique, que nous célébrons la Pâque, non calfeutrés au fond d’édifices sacrés, aussi beaux soient ils ! Jésus nous contraint à le découvrir dans le service des frères, lavement des pieds. Il ne cesse de nous devancer aux lieux de morts et en fait sourdre la vie.
Emile Friant, Les canotiers de la Meurthe (1888) |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire