« Mon Seigneur et mon Dieu. » (Jn 20, 19-31) La profession de foi de Thomas intrigue, même si elle ne date pas de l’an 33 mais de l’époque de la rédaction, à la fin du premier siècle. Au plus tard à ce moment, les disciples confessent Jésus non seulement comme « Seigneur et Christ » (Ac 2,36), mais comme Dieu, même si c’est rare.
La réflexion des disciples pour penser la personne et la vie de Jésus, pour comprendre ce qu’ils font en croyant, prend selon les époques des tours différents. Durant les trois premiers siècles, elle s’inscrit dans le style des Ecritures néotestamentaires qui sont la première théologie chrétienne. Avec le quatrième siècle et les grands conciles œcuméniques, la réflexion emprunte à l’abstraction métaphysique et délaisse peu à peu la forme narrative.
La théologie abstraite, dans des catégories qui ne sont plus les nôtres, ne convainc plus depuis longtemps. Les affirmations du catéchisme pareillement. Elles finissent par ne plus parler de Jésus à partir de sa vie d’homme ; la divinité qu’il faut confesser finit par absorber l’humanité. Du coup, évidemment, rien n’est impossible du merveilleux, rien n’étonne.
Depuis les Lumières, l’histoire s’invite dans la réflexion de sorte que, non seulement le miracle est irrecevable, mais aussi la purification philosophique des concepts apparaît mythologie. Qu’est-ce que cela veut dire que Jésus est une substance avec le Père, qu’il est de toute éternité ? Comment parler de Verbe incarné ? Le consubstantiel du credo fait couler beaucoup d’encre depuis les origines ; aujourd’hui lorsque l’autorité pense indispensable de réintroduire le mot, personne ne comprend ce qu’il veut dire ! Ce n’est pas la foi qui cherche l’intelligence mais un mantra. Or la confession de Thomas ne définit pas ce qu’il faut croire ; elle interroge : que signifie appeler Jésus « mon Seigneur et mon Dieu » ? Si la théologie primitive ne dogmatise pas mais raconte, ce n’est pas par défaut de compétences, mais parce que le récit s’avère la manière la plus pertinente pour parler de Jésus.
La « divinité » de Jésus est affaire pascale comme l’indique la confession de Thomas. Quand l’épitre aux Hébreux parle de l’entrée du Christ dans le monde, elle a en vue l’homme qui souffrit sa passion et répondit au Dieu qui ne voulait ni offrandes ni sacrifices (cf. He 10, 5). Dans cette théologie première, la résurrection est engendrement : « La promesse faite à nos pères, Dieu l’a accomplie en notre faveur à nous, leurs enfants : il a ressuscité Jésus. Ainsi est-il écrit dans les psaumes : Tu es mon fils, moi-même aujourd’hui je t’ai engendré. » (Ac 13,32-33) A Nicodème, Jésus dit qu’il faut naître d’en haut, renouvellement.
On pourra penser que la vie de celui « qui passait en faisant
le bien » (Ac 10, 38), sa pro-existence, son existence pour les autres, caractérise
Jésus au point de le faire reconnaître Dieu. Qui donne, qui se donne ainsi,
sinon Dieu ? Mais c’est aller vite en besogne. La sainteté de Jésus
ne peut être l’attestation définitive de ce qu’il est « mon Seigneur et
mon Dieu » ; d’autres pourraient y prétendre.
En outre, Jésus se retira dans la banalité d’une vie ordinaire ; là encore, d’autres, à commencer par des femmes, ont sans doute mener, y compris librement, une vie entièrement donnée sans que personne n’en ait souvenir. Jésus rencontre les autres dans l’effacement. Ceux qu’il guérit ne savent pas forcément qui il est ; rien qui n’oblige, ne contraigne à reconnaître (Lc 17, 17). Alors il n’y aurait pas de grâce, pas de don mais un viol. Alors les guérisons ne seraient pas « pour nous les hommes et notre salut » mais pour lui. Si le tout-puissant ne disparaît pas, il ne peut être Dieu, il n’est pas pour nous, philanthrope. Jusqu’à ce que peut-être on n’en parle plus, on n’en parle pas. Gratuité.
Bonté et gratuité ne « suffisent » pas à ce que l’on s’adresse à Jésus comme « mon Seigneur et mon Dieu ». Et nous en restons là, nous devons en rester là, dans un décrochage, une rupture. On ne peut démontrer que cet homme est Dieu, même si la vie de cet homme interroge ainsi que le rapporte l’évangile.
Les récits de rencontre du Ressuscité disent la continuité ; c’est le crucifié qui se laisse voir, c’est bien lui. Parfois on le touche, parfois c’est impossible, parce que les mêmes récits disent aussi la rupture, une forme de nouveauté inconcevable qu’exprime l’impossibilité ou la frayeur de le reconnaître. Sous peine de renoncer à croire, nous n’irons pas au-delà, nous n’avons pas le droit d’aller au-delà dans l’explication de la résurrection et l’affirmation qu’il est « mon Seigneur et mon Dieu ».
Tabernacle Montserrat |
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