L’évangile de la transfiguration (Lc 9,28-36) présente une
scène assez unique, même si l’on peut la comparer à d’autres théophanies, à d’autres
manifestations de Jésus dans toute l’ampleur de son être, telle la marche sur
les eaux. Moins encore que celle-ci, la transfiguration relève d’une
description, de sorte que le tour narratif doit impérativement être lu au
second degré, ou alors on baigne en pleine mythologie.
Assurément, quelque chose s’est passé dans l’histoire de ces
quelques très proches de Jésus, comme l’évidence incompréhensible de son
identité. Cet homme, qui est en tout comme les autres, n’est cependant pas un
homme comme les autres. Son humanité ne suffit pas à dire qui il est.
Certes, il en va ainsi pour chacun si la vocation humaine
est la divinité. Mais enfin, cet homme n’est manifestement, n’est pas dans la
manifestation de son être, dans sa transfiguration, appelé à la divinité comme
les autres. Il est celui par qui les autres reçoivent la divinité.
Une montagne, bien sûr, lieu privilégié pour les
manifestations du divin. Il y a de la lumière, de la blancheur, index de la
pureté, de la sainteté. Moïse et Elie sont présents, la loi et les prophètes se
sont rassemblés pour l’encadrer. Les éléments de la description appellent un
sens qui dépasse la facticité.
Que l’on ne puisse pas en savoir factuellement beaucoup plus
que la réalité de ce moment dans la vie de Pierre, Jacques et Jean, le songe
qui les prend en est le sceau, garantie autant que fermeture. On n’entre pas
dans la rencontre du Dieu vivant avec une caméra, en voyeur, pour faire un reportage.
Il n’y a rien à voir quand bien même la vue et l’ouïe, et tous les sens sont
convoquées ; c’est qu’il s’agit de dire l’indicible, l’inouï, l’invisible.
Les disciples qui furent les seuls présents ne dirent rien à personne.
Nous pourrions lire cet évangile non seulement comme un
moment charnière de la manifestation de Jésus à ses premiers disciples, mais
comme le modèle de la rencontre fidèle avec Jésus.
Aujourd’hui, si nous sommes disciples, ce n’est pas
seulement parce que nous avons entendu parler de Jésus, aussi nécessaire que
soit l’annonce : la foi naît d’une prédication, d’une écoute. Mais Jésus n’est
pas pour nous disciples seulement un homme de Palestine, il y a deux mille ans.
Il n’est pas seulement un homme formidable, modèle de vie et d’action, comme
Luther-King ou François d’Assise.
Nous pouvons aimer la vie de François et de tant d’autres,
chrétiens ou non, au point qu’ils sont comme nos compagnons de route, dont nous
connaissons par cœur les écrits et la pensée, les rencontres et aventures. Cela
n’est pas ce que nous vivons avec Jésus. Ou du moins, nous vivons cela et
encore autre chose avec Jésus. Il est pour nous assurément le compagnon vivant,
le Vivant, mais aussi celui qui fait vivre. Il est celui qui fait vivre parce qu’il
est le Vivant. Il est celui qui fait passer à la vie parce que non seulement il
est passé de la mort à la vie, passant considérable,
mais parce qu’il fait passer à la vie, passeur
considérable.
Comment le savons-nous ? Pour certains d’entre nous, il
y eut le moment, le kairos d’une
conversion. Pour d’autres, la joie de se tenir en sa présence, tout simplement
dans le silence, la force, reçue de lui encore, de veiller une heure en sa présence ou quelques minutes seulement. A
moins qu’il ne s’agisse de ce moment de solidarité extrême, où serrant en nos
bras l’un de ces petits qui sont les siens, c’est lui, assurément que nous
avons secouru. A moins encore qu’il ne s’agisse de l’extase, sortie de
nous-mêmes, que provoque la beauté, la fulgurance du poème, le transport de la
musique, la proposition d’être au monde de la toile, du roman ou du film. A
moins enfin, qu’il ne s’agisse de la contemplation de la vérité à travers le
labeur obscur de l’intelligence.
Que ces moments soient repérables ou non, qu’ils aient
existés ou non, une expérience du passage que le passeur considérable nous a
fait traverser, de la mort à la vie. A le rencontrer nous sommes devenus
vivants, un peu, un peu plus, un peu mieux, un peu autrement, un peu, quoi qu’il
en soit, grâce à lui.
Le décrire ce moment, serait fumisterie, illusion et
mensonge. On ne dit pas l’indicible, l’inouï, l’invisible. Comme les disciples gardèrent le silence et, de ce
qu'ils avaient vu, ne dirent rien à personne, nous ne pouvons que nous
taire. Si un temps viendra pour parler, ce sera pour dire que ce que vivons n’est
pas ce que nous disons. Et pourtant, il ne cesse de nous faire passer. L’eucharistie
en est le sacrement. Cela ne se connaît qu’aux morts que nous avons quittées.
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