Jésus a une trentaine d’années. On ne sait rien de ces
trente années. On peut se faire une idée de ce qu’il a vécu par ce qui est
raconté après. Un homme de trente ans sur le point de se lancer dans une vie
nouvelle. Le fils du charpentier, l’enfant de Nazareth, sort du rang et s’apprête
à une vie publique.
Qu’est-ce qui lui passe par la tête ? Que lui prend-il ?
Il faut sans doute que sa prière, sa connaissance des Ecritures, son
analyse de la religion, ses attentes et celles qu’il perçoit dans la
société lui aient donné quelques idées. Penser de façon originale, vivre sa foi
de manière originale, mais dans la plus pure tradition, cela ne suffit pas à
vous faire prendre le risque d’une nouvelle vie.
Qui suis-je pour penser avoir quelque chose à dire ?
Qui suis-je pour penser que les plus remarquables des croyants sont souvent à
côté de la plaque ? Au nom de quoi, de qui prendre la parole ? Pourquoi
la veine prophétique dans laquelle je m’engage pour comprendre la parole de
Dieu est-elle plus pertinente que l’institution du temple ? Pourquoi le
Baptiste, dont je fus un disciple, ouvre un chemin qui doit cependant être
dépassé ? Cette relation avec le Père, cette sensibilité aux hommes qui
semblent égarés, sans bergers, suffisent-elles à inaugurer ce que j’appelle le
Royaume ?
Jésus a une trentaine d’année. Si l’on essaye de se
représenter ce qu’il pouvait penser au moment de commencer sa vie publique, on
comprend que le vertige le prenne. On comprend les tentations au désert
(Lc 4, 1-13). Il est seul pour répondre à cette question : Pour qui te
prends-tu ?
Tentation de la manipulation. Du pain et des jeux, voilà ce
qu’il faut aux foules, toujours et partout. Changer les pierres en pain, et de
suite, on se fait des milliers d’adeptes. Sauver les hommes même contre
eux-mêmes. Une idée vraie ne suffit pas. Il faut encore qu’elle soit
accueillie, reconnue. Une vie vraie, authentique, pareillement. Comment
convaincre ? Offrir aux hommes la liberté dont ils sont incapables, c’est
les perdre. Pour les sauver, il faut les aliéner. Ainsi s’exprime le grand
inquisiteur.
Tentation du pouvoir. Pour faire avancer une idée, pour
faire avancer, mieux, un style de vie, le pouvoir n’est-il pas la clé, l’atout
majeur ? Si le roi est bien disposé, le peuple le sera aussi. Si je suis le roi,
j’aurais les moyens de mener le peuple à son bien. Je me dévoue au peuple, mais
en étant son roi, c’est moi qui le mène.
Tentation de la réussite. Que l’on parle de moi, mieux
encore, que la mort qui rend tout caduque, vain, n’ait pas de quoi m’atteindre. Avec la proximité que je vis avec Dieu, ainsi que le dit le psaume, je ne
crains aucun mal. Il ne peut laisser son ami connaître la fosse celui qui déjà
fait de moi son ami, comme Moïse, mieux que Moïse qui seulement a prophétisé ma
venue ; il ne peut laisser son fils, son enfant bien aimé connaître la
mort, sans être lui même blessé par la mort de son fils.
Les tentations de Jésus au désert ne sont pas ainsi un
canevas d’examen de conscience, une grille d’analyse morale qui vaudrait pour
tous, débusquant la tentation de la facilité, du pouvoir, et de la force de
persuasion jusqu’à la violence, sur Dieu et sur les hommes. Les tentations de
Jésus au désert dessinent en creux une christologie. Qui est cet homme pour
être ainsi tenté ? Qu’a-t-il en tête et dans le cœur pour être tenté de
manipuler les foules et les priver de liberté au nom de leur bien, de leur satiété ?
Qui est cet homme qui pourrait avoir intérêt à prendre un pouvoir universel
pour imposer ce qui est le meilleur ? Qui est cet homme qui imagine par l’immortalité
ne pas avoir à affronter la mort ?
Le chemin non de l’humilité, mais de l’humiliation est le
seul. Sa vérité est si haute que seule l’humiliation est possible. Le prophète
Isaïe l’avait annoncé : « sans beauté ni éclat pour attirer nos
regards, et sans apparence qui nous eût séduits; objet de mépris, abandonné des
hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui
on se voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas. » (Is 53,2-3).
Paul constate et donne en exemple : « Il s'anéantit lui-même, prenant
condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme
un homme, il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur
une croix ! » (Ph 2)
Ce sont les tentations de l’Eglise, porteuse d’une telle
vérité qu’il faudrait vraiment que tous puissent en vivre. Mais cela se
fera-t-il même contre la liberté de ceux à qu’il faut annoncer Jésus ?
Tentation de la magie et des miracles pour convaincre, tentation du pouvoir
pour imposer sa manière de voir, y compris dans les démocraties, tentation de l’immortalité
qui interdit de reconnaître sa faiblesse.
Il n’y a qu’un chemin, celui de Jésus. Traverser le désert
et laisser les chimères au fantasme diabolique. Rejoindre les hommes que nous
aimons, bien vite, et nous faire leur serviteurs, leur laver les pieds.
Ce texte ravive en moi une conviction : de quel droit l'église a-t-elle longtemps imposé ses croyances à d'autres qui avaient leurs propres croyances. L'évangélisation par la force et la contrainte ne vaut rien ! Il suffit d'oser parler de sa propre foi, sans dogme,sans condamnation des autres, de la vivre réellement et montrer comment nous la vivons. Il est étonnant de constater combien de personnes ne disent pas leur foi, comme s'ils en avaient honte, ou peur.
RépondreSupprimerJe ne suis pas certain de vous suivre...
SupprimerQue notre Eglise se soit plantée est un fait. On peut et sans doute l'on doit le déplorer. Mais c'est plus facile à dire avec le recul du temps. Comment juger une époque qui évoluait dans d'autres contextes culturels ? Est-on sûr que nous aurions été du bon côté alors ?
"Sans dogme" dites-vous ? Avant d'être une agression, comme vous semblez le vivre, le dogme est une protection. Il s'agit aussi de protéger la foi contre ce qui la dénature. Et je tiens à ce qu'une parole magistérielle nous protège, par exemple aujourd'hui, des affirmations frelatées des intégristes.
Alors non, il ne "suffit pas d'oser parler". Les "y'a qu'à", "faut qu'on" de toute sorte, de gauche comme de droite, progressistes ou non, ne sont jamais valides car ils oublient l'histoire, les faiblesses inhérentes à l'humanité, la contingence. Et pour des chrétiens disciples d'un Dieu fait chair, dans l'histoire, c'est impossible.
Quant à la force du témoignage, "vivre réellement et montrer comment nous vivons" dites vous, je suis plus que réservé. Ou du moins, là encore, il faut être un peu réaliste. Tout témoignage est mensonge, au sens où ce que nous vivons est si peu par rapport à ce que nous croyons et devons annoncer. Soit nous limitons notre témoignage à ce dont nous sommes capables, et alors nous rognons, et comment, l'évangile. Soit nous annonçons ce que nous ne sommes pas capables de vivre, au risque de l'hypocrisie, de la tartuferie, "ils disent et ne font pas" !
Enfin, le souci de montrer, cela ne me vient pas cinq secondes à l'esprit. Vous avez lu, j'imagine l'évangile de mercredi dernier. Ne soyez pas comme ceux qui font sonner la trompette, entre dans ta chambre. Ton Père qui voit dans le secret te le revaudra.
Alors, je comprends votre réaction, mais formulée comme telle, vraiment, je résiste.