24/06/2023

L. M. Tonstad, Théologie queer

 

 

Les éditions Labor et fides ont publié en août 2022 la traduction d’un ouvrage de 2018, Theologie queer, de Linn Marie Tonstad.

Les traducteurs avertissent « [L’]attitude d’impertinence, voire d’indécence, déconcertera et même déconcertera certain·es, nous le savons. Et pourtant il peut y avoir quelque chose d’intéressant et de positif dans cette démarche de la théologie queer : elle permet de désacraliser, si besoin était, le discours théologique, de nous souvenir de son caractère humain ‑ pas à moitié mais de part en part. […] Voici notre recommandation : éviter toute pudibonderie et pruderie et consentir à se laisser désarçonner par tel ou tel propos. »

(Je recopie la graphie inclusive, qui certes légitimement pourra agacer, mais qui veut aussi interroger les évidences et la pertinence du genre, qu’il soit grammatical (selon les langues, il varie), humain, divin.

Faut-il traduire queer ? Bizarre, étrange, voire excentrique. Le terme est employé dans le contexte, au début du moins, très précis de sexualités qui surprennent ceux pour qui la normalité (il s’agit bien et précisément d’une norme) des relations sexuelles ne fait pas problème et s’impose comme allant de soi, « le plan de Dieu pour l’humanité est une union à vie entre un homme et une femme » où sont attendus et élevés des enfants.

Le problème, c’est qu’il existe d’autres types de sexualité, et que cette norme est enfreinte pas beaucoup, y compris de ceux qui la défendent. La présomption de paternité n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas d’enfant naturel et s’il ne fallait pas protéger le capital en faisant que seuls les enfants légitimes héritent. Aujourd’hui, on accepte de voir en face les violences entre conjoints ou concubins, dont les victimes sont les femmes presque toujours. La sexualité n’est pas seulement ni même d’abord une relation fondée sur l’amour mais un rapport de forces, y compris économiques, de propriété. Les femmes qui élèvent seules leur(s) enfant(s) sont davantage frappées par la précarité financière. « Une grande partie de la Bible part du principe que la sexualité des femmes appartient aux hommes. Même les Dix commandements partagent cette considération. » Ils interdisent que l’on convoite la femme de son prochain ‑ et non son mari ‑ ils rangent les femmes dans les biens des hommes, au même titre que leur maison et leur bétail.

Si l’on accepte de ne pas regarder comme des exceptions ces situations qui contredisent le discours sur le couple et la famille, si notamment, on intègre à la réflexion le cas des personnes homosexuelles et celles qui ne se reconnaissent pas dans le sexe biologique qui leur échoit ou leur a été attribué, alors on est obligé de penser différemment non seulement la morale sexuelle et la théologie du corps, mais l’ensemble de la théologie s’il est vrai qu’à l’image de Dieu, hommes et femmes ont été créés, s’il est vrai qu’en Jésus c’est Dieu qui habite dans le corps, humain, de chair, s’il est vrai que l’Eglise est corps du Christ.

La théologie queer, avant d’être l’affaire d’une pensée à propos de Dieu de la part de ceux qui ont une sexualité queer, est une interrogation sur les présupposés anthropologiques de la théologie ; ces présupposés sont ceux de ceux qui écrivent la théologie, jusqu’à récemment, des hommes, masculins, blancs, rationnels, appartenant à la part de l’humanité qui domine économiquement et culturellement le monde, qui pensent, même si cela s’est estompé depuis la décolonisation, être ceux qui portent et apportent la culture.

La théologie queer est donc politique, une théologie de la libération, ex-centrant l’homme blanc occidental, montrant que l’excentrique, le queer est une notion relative. L’excentrique, l’étrange, c’est cet homme blanc occidental et puissant, ou du moins est queer l’attitude qui refuse une norme qui exclurait tout ce qu’elle ne prend pas en compte.

Le plus intéressant est moins ce qui serait affirmé comme théorie théologique spécifiquement queer ‑ cela n’a même pas d’intérêt, si c’est en érigeant une norme excluante à la place d’une autre ‑ que la critique épistémologique de l’instance où le discours théologique est pensé et énoncé. La vérité de la théologie, sa pertinence, sa crédibilité dépendent du lieu à partir duquel elle est formulée, ou plutôt de la prise en compte de ce lieu. Ce n’est pas un hasard si Mechior Cano écrit ses loci teologici (1563) dans le contexte des questions que pose à la culture occidentale la découverte d’autres humains, d’autres cultures.

 

Certains considèrent que la théologie queer a d’abord pour but de permettre aux Eglises d’accueillir en leur sein, comme tout autre personne, celles qui ont une sexualité « étrange », minoritaire. Ainsi, il conviendrait de rendre compte (apologie) que rien n’empêcherait, contrairement à ce que les Eglises disent souvent, la moralité ou le caractère naturel de ses sexualités. Il est sans doute utile de faire remarquer que la Bible ne parle pas d’homosexualité, ne serait-ce que parce que le terme et la réalité sont une invention du XIXeme siècle, celui où triomphe la supériorité de l’homme, mâle, blanc, occidental, porteur de la culture et de la vraie religion. Il est sans doute utile de faire remarquer qu’il est peu conséquent de retenir l’interdit de coucher avec un homme comme on couche avec une femme (encore une fois, la Bible ne pense pas du point de vue des femmes) mais d’ignorer ou de considérer comme désormais insensé les autres interdits du Lévitique, comme le mélange dans une étoffe du lin et du coton, etc. Mais c’est viser trop court. De surcroît, aujourd’hui, « en général, les gens n’ont pas besoin de donner toutes sortes de raisons pour lesquelles l’esclavage est un mal, et ils ne perdent pas de temps à lutter contre les passages bibliques qui soutiennent l’esclavage. » Pourquoi le faudrait-il pour les sexualités queer ?

L’évangile transgresse toutes les binarités, toutes les frontières. Et c’est Paul qui le dit, lui qui serait misogyne et phallocrate ; ce sont plutôt les lectures que l’on a faites de Paul qui le sont. « Le christianisme, bien compris, est une question de transgression des frontières. Les chrétien·es croient en un·e Dieu qui abolit toutes les binarités », juif·ve/grec·que, esclave/libre, homme/femme (Ga 3, 8). On pourrait, on devrait ajouter la binarité sacré/profane, pur/impur, divin/humain. « Selon Paul (Rm 9-11), l’Alliance de Dieu avec Abraham n’a pas été interrompue, au contraire, elle est en train de s’accomplir. Les chrétien·nes païen·nes devraient être reconnaissant·es que son accomplissement ait été retardé suffisamment longtemps pour qu’elles et ils puissent être inclu·es, du fait de la gracieuse miséricorde de Dieu. » « Dieu agit "contrairement à" ou "au-delà de" la nature en incorporant les païen·es à l’olivier juif (Rm 11, 24) [et avec] la prédilection de Dieu pour une sexualité irrégulière dans l’histoire du salut, comme dans le cas des femmes nommées dans la généalogie de Jésus. » Aucune d’entre elles n’est dans les clous, sans parler des prostituées qui précèdent dans le royaume. On note que la prostituée ou l’adultère, c’est toujours des femmes, mais leur intégration dans le plan de Dieu, leur salut n’en dit que davantage la transgression de l’amour divin. Il apparaît que c’est Dieu et sa conduite (Ez 18, 25) qui sont étranges, queer ! Jésus mange avec les publicains et les pécheurs, ce qui cause la récrimination de qui se comprend comme la référence, il ne peut être prophète s’il sait par qui il se laisse toucher, essuyer les pieds. Qui définit l’étrange, l’étranger ?

La dimension politique de la théologie queer déborde largement la morale sexuelle. « La prise de conscience de la déformation du monde par ce que beaucoup de théologien·nes appellent les puissances et les autorités ‑ forces puissantes et destructrices qui nous façonnent néanmoins à des niveaux profonds et dont nous aspirons à nous délivrer ‑ s’apparente à un processus de conversion ou à une expérience mystique. Il nous est alors possible de voir le monde et sa propre expérience avec un œil nouveau. » Ce que l’actuel Pape appelle écologie intégrale, où la sauvegarde de la planète est une affaire de justice sociale et de lutte contre les puissants qui s’enrichissent à détruire le cadre de vie de tous, n’est pas forcément éloignée de cette prise de conscience. La théologie concerne la réalité ! « La tâche de la théologie est de "déconstruire un ordre moral fondée sur une construction hétérosexuelle de la réalité, qui organise non seulement les catégories d’interactions sociales et divines approuvées, mais aussi les catégories économiques". En somme, la théologie est une affaire de sexe, d’argent et de Dieu. »

« La théologie parle d’un Dieu le Père et d’un Dieu le Fils, mais prétend que la paternité et la filiation n’ont rien à voir avec le sexe ou le genre, même si le christianisme a également (mais pas seulement) été un système patriarcal tout au long de son histoire. Que dirait la théologie si elle disait ces vérités ? Voilà la question de la théologie queer.  Si la théologie disait la vérité, elle parlerait de corps, de chair. » Feuerbach avait déjà montré comment la théologie ne parlait pas de Dieu mais des êtres humains et des relations entre eux. Et ce que l’on a pris pour une critique implacable est la juste expression de ce qu’est la théologie, du moins avec l’évangile, lorsque l’incarnation, le Dieu dans la chair, la sainteté dans le chair, est le centre et l’enjeu de confession croyante.

Christian Duquoc parlait d’un Dieu différent. La théologie queer est plus politique à partir des questions d’exclusions sociales et ecclésiales, tant économiques. « Le Queer n’est pas une bizarrerie. Le Queer est précisément l’inverse : c’est l’essence même d’une réalité niée. [… Nous] parlons de queering […] comme d’un processus de retour à l’authenticité, aux expériences de la vie quotidienne décrites comme bizarres par les faiseurs et les faiseuses d’idéologie – et de mythologie. Le fait de rendre indécent permet de retrouver le sens du réel. » la théologie queer identifie les violences de la norme, les violences au nom du bien, pour les renverser. Elle montre comment ce que l’on appelle la norme ou la nature est seulement la perspective de ceux que cela arrange qu’il en soit ainsi, qui sont la majorité ou ceux qui ont la force pour eux.

« Le Christ n’est pas l’histoire d’un ego qui se possède lui-même ; l’histoire du Christ est plutôt une histoire de relations, de désirs et d’intensités, une histoire à laquelle les autres participent et répondent. La puissance jaillit de son corps et guérit la femme qui avait passé douze ans à saigner. Cette théologie […] est centrée sur le désir, notre désir de Dieu et le désir de Dieu pour nous. »

La théologie queer doit avoir les caractéristiques suivantes : « Elle doit prendre au sérieux les réalités désordonnées et les complexités de la vie des gens ; elle doit s’opposer aux pouvoirs de distorsion du capitalisme et du colonialisme ; elle doit exprimer et honorer l’être corporel humain ; elle doit dépasser la recherche de l’identité, de la fixité et de la finalité [Ricœur écrivait que l’identité est une tâche et non un donné au point que dans une philosophie de l’ipséité (et non de la mêmeté, cf. Soi-même comme un autre) « la possession [de l’identité] n’importe pas.] ; et elle doit parler de la présence de Dieu dans le corps, de l’identification avec celui-ci et de l’amour pour lui, de la manière dont Dieu nous appelle à conjuguer amour, désir et justice. »

 

Un interview dans Le Monde.

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