Sentiment d’injustice. La maladie qui vous tombe dessus, les projets empêchés, la vie freinée, arrêtée. Le mal est douleur, physique ou morale. Il est arbitraire, pourquoi moi, pourquoi pas lui ? D’une façon ou d’une autre, c’est la plainte de Job que la fiction pousse au paroxysme. Et Job a bien parlé, dit Dieu. Contrairement à ses amis qui cherchent à expliquer, à chercher une raison, qui veulent respecter la toute-puissance des décrets divins.
C’est incroyable cette affaire. Le livre de Job le dit. « Le Seigneur s’adressa à Eliphaz de Témân, un des amis de Job : "Ma colère s'est enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n'avez pas parlé de moi avec droiture comme l'a fait mon serviteur Job". » (42, 7) Job a bien parlé de Dieu en sa révolte. Dieu pense comme Job. Le mal est une injustice. Je ne sais si Daniel aurait pensé cela, si c’est ainsi qu’il a vécu sa maladie. Comme je comprends la colère de Nicole contre ce qui a volé des années.
Loin de nous consoler, la religion, ou du moins ce texte du Premier Testament, nous donne des mots pour la révolte contre ce qui porte atteinte à la vie, certifiant que telle serait la pensée même de Dieu ! Dieu lui-même, c’est du moins ce que je crois, ma foi, est en colère contre la maladie et la mort. Il n’a pas fait la vie pour cela. Quant à moi, je me moque des consolations qui iraient jusqu’à nous apprendre à bien mourir, sous prétexte que nous verrons Dieu, sous prétexte que Dieu sait ce qui est bon.
Je crois effectivement qu’il sait ce qui est bon, et jamais la mort ne peut l’être.
Faudra-t-il se rendre malade de la révolte contre la maladie, le mal et la mort ? En toute chose, ce qui est excessif est insignifiant ; mais enfin, nous serions un peu plus malades de la maladie, du mal ‑ celui que nous commettons comme celui que nous subissons ‑ peut-être notre monde irait… moins mal. C’est accepter le mal de ne pas lutter contre lui, ne pas le limiter.
Béatitude souvent lue pour les funérailles : « Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés. »
N’y a-t-il aucune consolation, aucun apaisement ? Si, sans doute.
Le 22 avril, ceux qui entouraient Daniel pour le repas de ses 80 ans en savent quelque chose. Daniel était lucide, nous l’avons bien entendu. Je ne me rappelle pas les mots exacts. Il savait qu’il était au bout de la course.
Et ce repas, c’était une riposte à la maladie, mais pas seulement. C’était, par la joie, réussir à vivre encore un moment de rencontre et de partage ‑ comme la nourriture partagée ‑ un pied-de-nez, un défi au mal.
Trouvera-t-on osé d’avoir proposé le dernier repas de Jésus comme texte d’évangile, alors que le 22 avril, c’était comme le dernier repas de Daniel, repas d’adieu, nous le savions même si nous ne le disions pas, ne voulions pas le dire ou le savoir.
Jésus ne vient pas expliquer le mal. Il le prend en pleine figure, il n’y coupe pas. Mais il faut la vie plus forte, un repas en héritage, en testament, alliance nouvelle et éternelle. Dans la version de Jean que nous venons d’entendre, le repas n’est pas raconté. Le partage de la nourriture est omis. Le lavement des pieds prend toute la place. Mais comme pour le pain et le vin, il nous est commandé de faire cela en mémoire de lui. « C’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi comme moi j’ai fait pour vous. »
Sommes-nous des disciples de Jésus ? Sommes-nous des croyants ? Des pratiquants ? Qu’est-ce qui permet de répondre à ses questions ? Une chose, une seule. Avons-nous pratiqué comme Jésus le service des autres pour qu’ils puissent vivre, dégagés de toute saleté, comme lavés du mal, qu’ils en soient responsables ou victimes.
La nourriture de Jésus est de relever ceux qui n’en peuvent plus, de nous relever, non par une baguette magique qui fait disparaître le mal, la maladie, la mort. Il organise le banquet qui lave et restaure. « Ah! vous tous qui avez soif, venez vers l’eau, même si vous n’avez pas d'argent, venez, achetez et mangez; venez, achetez sans argent, sans payer, du vin et du lait. »
Tintoret, Le lavement des pieds, Musée du Prado, 1548-1549
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